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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

la Fortune m’a permis d’en user libéralement avec toi, j’aurai fait une largesse plutôt qu’un acte de gratitude. C’est toi qui seras en reste avec moi ; dès lors je prends date ; et le compte s’ouvre à mon profit.

XII. Mais je pressens la question ; inutile que tu la fasses ; ton visage a parlé. « Si quelqu’un nous a fait du bien dans son intérêt, lui est-il dû quelque chose ? » Car voilà la plainte que je t’ai souvent ouï répéter : certains hommes, dis-tu, portent au compte d’autrui ce qu’ils font pour eux-mêmes. Je vais répondre, cher Libéralis ; mais divisons d’abord la question et séparons l’acte réciproque de l’acte égoïste. Ce sont en effet choses bien différentes que de se faire serviable à son profit ou au nôtre, ou bien au nôtre et au sien en même temps. L’homme dont les vues sont toutes personnelles nous est utile, parce que tel est son seul moyen de l’être à lui-même ; cet homme est pour moi comme celui qui cherche pour son bétail la pâture d’hiver et d’été ; comme celui qui, pour les vendre plus avantageusement, nourrit bien ses captifs, ou engraisse et étrille les bœufs qu’il élève pour les sacrifices ; comme le maître de gladiateurs qui a le plus grand soin que ses gens soient exercés et de bonne mine. Il y a loin, comme dit Cléanthe, d’un bienfait à un négoce.

XIII. D’un autre côté, je ne suis pas assez injuste pour n’avoir point d’obligation à celui qui en faisant mon bien a fait le sien. Car je n’exige pas qu’on s’oublie pour songer à moi : je souhaite même que le service qui m’est rendu profite encore plus à qui me le rend, pourvu qu’en le rendant il ait eu double intention et fait ma part ainsi que la sienne. Dût-il avoir le meilleur lot, si tant est qu’il m’ait associé à lui, si moi aussi j’étais dans sa pensée, je serais ingrat, je serais plus qu’injuste de ne me pas réjouir à le voir trouver son profit où j’ai trouvé le mien. Il est souverainement inique de n’appeler bienfait que ce qui cause à son auteur quelque préjudice. Quant à l’homme qui me fait du bien dans son propre intérêt, je lui répondrai : « Tu t’es servi de moi ; pourquoi dire que c’est toi qui m’as fait du bien, plutôt que moi qui t’en ai fait ? »

« Supposez, me dit-on, que je ne puisse devenir magistrat qu’en rachetant dix citoyens sur un grand nombre de captifs ; ne me devrez-vous rien à moi qui vous aurai tiré de la servitude et des fers ? Et pourtant j’aurai agi dans mon intérêt. » À cela je réponds : « Vous agissez ici en partie dans votre intérêt, en partie dans le mien. C’est pour vous que vous rache-