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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

vouloir du mal à ceux que l’honneur vous défend d’abandonner.

XXVI. « Mon vœu, dis-tu, ne lui nuit pas, puisqu’en même temps que le péril je lui souhaite les moyens de salut. » C’est dire : « Oui, j’ai bien quelque tort, mais un tort moindre que si j’invoquais le péril sans la délivrance. » Il est indigne de me plonger dans l’abîme pour m’en tirer, de me renverser pour me rétablir, de me mettre aux fers pour me délivrer. Ce n’est pas faire le bien que s’arrêter dans le mal ; et jamais il n’est méritoire d’arracher l’épine quand soi-même on l’a enfoncée. Ne me blesse pas, j’aime mieux cela que d’être guéri ; je puis te savoir gré de me guérir si l’on m’a blessé, mais non de me blesser pour avoir à me guérir. Jamais la cicatrice ne plaît que comparée avec la blessure ; et si l’on aime que celle-ci se ferme, on préférerait qu’elle n’eût pas été faite. La souhaiter à un homme dont on ne tiendrait nul bienfait serait un vœu inhumain ; combien ne l’est-il pas plus à l’égard d’un bienfaiteur ?

XXVII. « Mais je demande aussi de pouvoir lui porter secours. » D’abord, et je t’arrête au milieu de ton vœu, tu commences par être ingrat : avant d’entendre ce que tu veux faire pour lui, je sais ce que tu veux qu’il souffre. Sollicitude pour lui, angoisse et pis encore, telle est ton imprécation. Tu veux qu’il ait besoin de secours, voilà qui est contre lui ; qu’il ait besoin du tien, voilà qui est pour toi. Tu veux moins le secourir que te libérer. Qui se hâte ainsi veut en égoïste être quitte, plutôt encore que s’acquitter, Ainsi le seul point qui, dans ton vœu, pouvait sembler honorable, la crainte de devoir devient un trait honteux d’ingratitude ; car que souhaites-tu ? la faculté pour toi de témoigner ta reconnaissance ? non ; mais la nécessité pour l’autre de l’implorer. Tu t’ériges en supérieur, et chose révoltante, tu fais tomber le bienfaiteur aux pieds de l’obligé. N’est-il pas bien mieux de devoir avec la louable intention de s’acquitter, que de payer par de méchantes voies ? En niant la dette, tu ferais moins mal : ce ne serait qu’une générosité perdue ; mais tu veux voir le bienfaiteur humilié devant toi par la perte de sa fortune, et sa situation changée et réduite au point qu’il se trouve au-dessous de ce qu’il fit pour toi. Et je te croirais reconnaissant ! Ose proférer devant lui le vœu de lui être ainsi utile. Appelles-tu donc un vœu ce que la haine et la reconnaissance peuvent se partager par moitié, ce que tu attribuerais sans difficulté à un adversaire, à un ennemi, si l’on taisait le mot qui vient le dernier ? On a vu aussi en temps de guerre souhaiter