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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

mettre à l’épreuve ! Que nul ne le trouve inflexible, et qu’il n’ait à fléchir personne ! Que la Fortune, toujours égale et fidèle à lui continuer ses faveurs, ne permette aux autres de lui témoigner que la reconnaissance du cœur ! » De tels vœux ne sont-ils pas bien plus légitimes que les tiens ? Ils ne t’ajournent point à une occasion plus propice ; ils te font à l’instant même reconnaissant. Car qui empêche de l’être envers la prospérité ? Que de moyens n’a-t-on pas de s’acquitter complètement, même auprès des heureux du monde ! De sincères avis, une fréquentation assidue, des entretiens dont l’urbanité sache plaire sans flatterie, une attention, si l’on te consulte, toujours prête, une discrétion inviolable, tous les rapports d’une douce familiarité. Il n’est personne, si haut que la faveur du sort le place, qui ne soit d’autant plus privé d’ami, que nulle autre chose ne lui manque.

XXX. La triste occasion que tu désires, tu dois la repousser de tous tes vœux, l’écarter au plus loin. Pour pouvoir t’acquitter, as-tu besoin de la colère des dieux ? Et tu ne te sens pas coupable, quand tu vois mieux traité par eux l’homme envers qui tu te fais ingrat ? Représente-toi, par la pensée, une prison, des fers, l’accusé en deuil, la servitude, la guerre, l’indigence : voilà les crises que tu invoques ; si l’on contracte avec toi, voilà à quel prix on est quitte. Que ne désires-tu plutôt de voir puissant l’homme à qui tu dois tant, de le voir heureux ? Car, je l’ai dit, qui t’empêche de payer ta dette aux hommes même les plus privilégiés du sort ? Une pleine et ample matière te sera offerte pour cela. Quoi ? ignores-tu que les plus riches créanciers sont payés comme les autres ? Mais, car je ne veux pas t’enchaîner malgré toi, quand l’opulence sans bornes du bienfaiteur fermerait toutes les voies à la reconnaissance, apprends qu’il est un bien dont l’absence est fatale aux grandeurs, un bien qui manque à ceux qui possèdent tout. C’est à savoir un homme qui dise vrai ; il faut, quand, tout étourdis de mensonges, l’habitude d’ouïr ce qui flatte au lieu de ce qui est juste, les a conduits à ne plus connaître la vérité, il faut un homme qui les enlève à cette ligue et à ce concert d’impostures. Ne vois-tu pas dans quel précipice les entraîne le silence de toute voix libre, et ce dévouement qui se ravale en obséquieuse servilité ? Pas un ami qui parle du cœur pour conseiller ou pour dissuader : c’est un combat d’adulation. L’unique tâche de tous leurs familiers est de lutter à qui les trompera de la plus agréable manière. Abusés sur leurs forces, et se croyant aussi grands qu’on le leur répète, ils atti-