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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

bien peu le prix de l’amitié, si tu ne crois pas leur donner beaucoup en leur donnant un ami, chose rare dans les palais et même dans l’histoire des siècles, chose qui ne manque nulle part davantage qu’aux lieux où l’on croit qu’elle abonde. Eh quoi ! ces listes énormes qui fatiguent la mémoire et la main des nomenclateurs, les crois-tu des listes d’amis ? Non, ceux-là ne nous aiment point, qui viennent par nombreuses phalanges frapper à notre porte, et qu’on partage en premières et secondes entrées, selon la vieille étiquette des rois et de ceux qui les singent en répartissant par sections tout un peuple de prétendus amis. C’est une des manies de l’orgueil de mettre bien haut la faveur de pénétrer jusqu’à son seuil, de le toucher : il accorde à titre d’honneur le droit de vous morfondre de plus près à sa porte, d’être le premier qui mette le pied dans l’intérieur où sont encore vingt autres portes qui tiennent exclus même les admis.

XXXIV. Chez nous, C. Gracchus d’abord et, peu après, Livius Drusus, établirent les premiers l’usage de classer son monde, et de recevoir partie en audience privée, partie en petit cercle, tout le reste en masse. Ils avaient donc, ces gens-là, amis de première et amis de seconde classe, jamais de vrais amis. Donnes-tu ce titre à l’homme qui te salue à son rang de numéro ? A-t-il pu t’ouvrir loyalement son âme celui qui, par ta porte entre-bâillée, se glisse chez toi plutôt qu’il n’y entre ? Ose-t-il bien prendre son franc parler, l’homme qui n’est libre d’articuler le bonjour vulgaire et banal, qu’on jette même à des inconnus, que si son tour est arrivé ? Va chez lequel tu voudras de ces patrons qui étourdissent la ville du fracas de leurs visiteurs ; tu auras beau voir les rues encombrées de cette multitude, les chemins devenus trop étroits pour leurs bataillons de clients qui vont ou qui reviennent, sache que là il y a foule d’hommes, solitude d’amis11. C’est dans le cœur, non dans l’antichambre, qu’on cherche un ami. C’est là qu’il faut le recevoir, le retenir ; le plus intime de notre être, voilà son asile. Apprends-leur cela, tu es reconnaissant. Tu te fais tort de penser qu’utile dans les revers seulement, tu cesses de l’être dans la bonne fortune. De même que dans toute conjoncture critique, ou fâcheuse, ou prospère, tu te conduis sagement et tâches d’appliquer aux unes la prudence, aux autres le courage, aux troisièmes la modération ; de même dans tous les cas également tu peux servir ton ami. Si tu ne t’éloignes pas de ses disgrâces ni ne les appelles de tes vœux, toujours s’offrira-t-il, sans même que tu le souhaites, parmi tant d’événements divers,