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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/512

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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

vœu. La grande majorité des hommes serait à condamner : car qui ne doit son profit au désavantage d’un autre ? Le soldat soupire après la guerre, s’il aime la gloire ; la cherté des grains relève l’agriculteur ; le salaire de l’éloquence se proportionne au nombre des procès ; une année féconde en malades fait le bénéfice du médecin ; les trafficants d’objets de luxe s’enrichissent de la corruption des jeunes gens. Que l’inclémence du temps ou l’incendie respectent nos maisons, tu verras tomber l’industrie de ceux qui les bâtissent. Le vœu dont un homme a été convaincu est le vœu de tous12. Est-ce qu’un Arruntius, un Aterius et mille autres qui font métier de capter des testaments, ne forment pas, dis-moi, les mêmes vœux que les ordonnateurs et entrepreneurs de pompes funèbres ? Encore ceux-ci ne savent-ils pas de quelles gens ils désirent la mort : mais eux, l’ami le plus intime, celui dont l’affection leur promet le plus[1], voilà l’homme qu’ils veulent voir mourir : on peut vivre sans faire tort aux premiers ; faire attendre les seconds c’est les ruiner. Ils aspirent donc et à recevoir le prix de leur honteuse servilité, et à se voir quittes d’un tribut onéreux. Donc aussi nul doute que le vœu proscrit dans un Athénien ne soit surtout le vœu de ces gens qui ne s’enrichissent de décès qu’en s’appauvrissant si l’on ne meurt point. Et pourtant, les souhaits de toute cette classe d’hommes sont aussi notoires qu’impunis. Enfin, que chacun s’interroge et rentre dans le secret de sa conscience pour y sonder les vœux qu’elle recèle, que de vœux qu’on rougit même de s’avouer, et combien peu pourraient s’émettre devant témoins !

XXXIX. Mais tout ce qui est répréhensible n’est pas légalement condamnable : témoin ce vœu qui nous occupe, ce mauvais emploi d’une intention bonne qui entraîne un ami dans le vice qu’il veut éviter ; car l’impatience même de montrer sa reconnaissance le rend ingrat. Que dit-il ? « Que mon bienfaiteur tombe à ma merci ; qu’il ait besoin de mon crédit ; que sans moi son salut, son honneur, sa sûreté deviennent impossibles. Qu’il soit malheureux au point de regarder comme un bienfait la moindre restitution. » Il dit, et les dieux l’entendent : « Qu’il soit assiégé d’embûches domestiques et que je les puisse seul déjouer. Qu’il ait en tête un puissant et redoutable ennemi ; qu’une troupe hostile et bien armée le presse ; qu’un créancier, qu’un accusateur le poursuivent. »

  1. Au texte : rei plurimum est. Je lis comme Gruter : spei.