Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/76

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
DE LA COLÈRE, LIVRE II.

Que cette pensée nous rende plus indulgents pour ceux qui pèchent et plus dociles aux réprimandes. Surtout point de colère contre nous-mêmes, (qui épargnera-t-on si on ne se respecte ?) et moins encore contre les dieux. Ce n’est point par leur volonté, mais par la loi de notre condition mortelle, que nous subissons les disgrâces qui nous surviennent. Mais les maladies, les souffrances nous assiégent ! Il faut bien sortir de manière ou d’autre du domicile malsain qui nous est échu.

Il te reviendra qu’un tel a mal parlé de toi : songe si tu ne l’as point provoqué ; songe sur combien de gens tu tiens de mauvais discours ; songe, en un mot, que les uns le font, non pour attaquer, mais par représailles ; les autres soit par entraînement, soit par contrainte, soit par ignorance ; que même, si on le fait sciemment et avec volonté, en te nuisant on n’a pas dessein de te nuire. Ou on a cédé à l’attrait d’un bon mot ; ou ce qu’on a fait n’était pas pour nous fermer la route, mais on ne pouvait arriver qu’en nous écartant de la sienne. Souvent c’est un flatteur qui blesse en voulant caresser. En se rappelant que de fois on a été soi-même en butte à des soupçons faux, que de services la fortune nous a rendus sous les apparences de l’outrage, que d’inimitiés se sont chez nous tournées en affections, on sera moins prompt à s’émouvoir, surtout si chaque fois qu’on nous blesse, la conscience nous crie : « Et toi-même ! » Mais où trouver ce juge si impartial ? Celui qui convoite toute femme mariée et se croit autorisé à. la séduire dès qu’elle est celle d’un autre, celui-là ne veut pas que la sienne soit vue ; le plus rigoureux exacteur de la foi promise est un perfide ; une bouche parjure tonne contre le mensonge ; le chicaneur s’indigne qu’on l’attaque en justice. Tel ne veut pas qu’on porte atteinte à la pudeur de ses jeunes esclaves, et lui-même s’est prostitué. Les vices d’autrui sont sous nos yeux : nous rejetons derrière nous les nôtres(25). Ainsi un père gourmande les longs festins d’un fils moins déréglé que lui. On n’accorde rien aux passions des autres, et l’on a tout permis aux siennes ; et le tyran s’emporte contre l’homicide, et le sacrilége est sans pitié pour le larcin(26). Les hommes, en grande partie, s’irritent non pas contre le délit, mais contre le délinquant. Nous deviendrons plus tolérants, si nous rentrons en nous-mêmes, si nous nous disons : « N’avons-nous pas, nous, aussi fait quelque chose de pareil ? Ces égarements n’ont-ils pas été les nôtres ? Gagnerons-nous à ce qu’ils soient condamnés ? »

Le grand remède de la colère, c’est le temps. N’exigez pas dès