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DE LA COLÈRE, LIVRE II.

calamité ? elle passera plus légère si tu la supportes en homme. C’est un dieu ? tu perds ta peine à t’irriter contre lui, tout comme à appeler son courroux sur d’autres. C’est un homme de bien qui t’a fait injure ? n’en crois rien. Un méchant ? n’en sois pas surpris : il payera à quelque autre le mal qu’il t’a fait, et il s’est puni lui-même en le faisant.

Deux, motifs, ai-je dit, soulèvent la colère : d’abord on se croit offensé : j’ai suffisamment traité ce point ; puis offensé injustement : c’est de quoi je vais parler encore. On appelle injustice un traitement qu’on ne croyait pas mériter, auquel on ne s’attendait pas. Tout mal imprévu nous semble une indignité. Aussi rien n’exaspère l’homme comme de voir déjoués son espoir et sa confiance. C’est bien là ce qui fait qu’un rien nous indispose contre nos domestiques, et que dans nos amis une négligence est taxée d’injure.

XXXI. « Pourquoi donc l’injure qui vient d’un ennemi nous émeut-elle si fort ? » C’est qu’elle a lieu contre notre attente ou qu’elle la dépasse. C’est l’effet de notre excessif amour-propre : nous croyons que pour nos ennemis même nous devons être inviolables. Chaque homme a dans son cœur les prétentions d’un roi : il veut pouvoir tout sur les autres et qu’on ne puisse rien sur lui. On n’est donc irascible que par ignorance des choses d’ici-bas, ou par présomption. Par ignorance : car quoi d’étonnant que le méchant fasse le mal ? qu’y a-t-il d’étrange qu’un ennemi nuise, qu’un ami désoblige, qu’un fils s’oublie, qu’un valet manque à sa tâche ? Fabius trouvait que la plus pitoyable excuse pour un général est de dire : « Je n’y ai pas pensé ; » selon moi, c’est la plus pitoyable pour tout homme. Il faut croire tout possible, s’attendre à tout : dans les plus doux caractères il y aura quelque aspérité. La nature humaine produit des amis perfides ; elle produit des ingrats, des hommes cupides, des hommes pour qui rien n’est sacré. Avant de prononcer sur la moralité d’un seul, songe à celle du grand nombre. C’est au sein de la plus vive joie qu’il faut craindre le plus(27) ; alors que tout te semble calme, ne crois pas à l’absence, mais au sommeil de la tempête : compte toujours sur quelque fléau près de surgir contre toi. Le pilote ne livre jamais toutes ses voiles avec une confiance absolue ; il veut pouvoir les replier vite, et tient ses cordages prêts.

Surtout rappelle-toi que la passion de nuire est hideuse, haïssable, la moins faite pour le cœur de l’homme, dont les bons traitements apprivoisent jusqu’aux plus farouches ani-