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DE LA COLÈRE, LIVRE II.


toi, provoque-le par des bienfaits(32). L’inimitié tombe aussitôt que l’un des deux quitte la place : sans réciprocité, point de lutte[1]. Lors même qu’elle s’engage, le plus généreux est le premier qui fait retraite(33) : c’est être vaincu que de vaincre. Es-tu frappé ? retire-toi ; frapper à ton tour serait amener et légitimer des atteintes nouvelles ; tu ne serais plus maître de te dégager. Eh ! qui voudrait frapper assez fort son ennemi pour laisser la main dans la plaie sans plus pouvoir s’en déprendre ? Telle est pourtant l’arme de la colère ; c’est avec peine qu’on la retire.

XXXV. Si nous nous choisissons des armes légères, une épée commode et facile à manier ; ne renoncerons-nous pas à la fougue des passions, bien moins maniables, furieuses, qui ne reviennent plus à nous ! La seule vélocité qui plaise est celle qui s’arrête au commandement, qui ne s’élance pas au delà du but, qu’on peut replier sur elle-même et ramener de la course au pas. On juge malades les nerfs qui s’agitent malgré nous. Le vieillard ou l’infirme seuls courent quand ils veulent marcher. Jugeons ainsi les mouvements de l’âme : les plus sains, les plus vigoureux sont ceux dont l’allure nous est soumise, non ceux qui s’emportent d’eux-mêmes.

Rien, toutefois, ne sera plus efficace que de considérer d’abord la difformité de la colère, ensuite ses dangers. Aucune passion n’offre des symptômes plus orageux ; elle enlaidit les plus beaux traits et donne un air farouche aux physionomies les plus calmes. L’homme alors perd toute dignité : sa toge était drapée selon la bienséance, il la laisse traîner, et tout soin de sa tenue lui échappe ; ses cheveux, que la nature ou l’art ont disposés d’une manière décente, se soulèvent à l’instar de son âme ; ses veines se gonflent ; une respiration pressée ébranle sa poitrine ; les cris de rage qu’il pousse avec effort tendent les muscles de son cou ; ses membres frémissent ; ses mains tremblent ; tout son corps est en convulsion. Que penses-tu que soit l’état intérieur d’une âme dont au dehors l’image est si hideuse ? Combien ses traits cachés sont plus terribles, ses transports plus ardents, sa fermentation plus bouillante ! Elle détruira tout l’homme, si elle n’éclate. Qu’on se représente les Barbares, les tigres dégouttants de carnage ou qui courent s’en abreuver ; les monstres d’enfer qu’ont imaginés les poëtes, avec des serpents pour ceinture et vomissant

  1. Je lis avec Gronovius : si utrinqat concurritur, ille est.