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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

fatal délire ? Il ne confie pas sa vengeance à d’autres : l’exécuteur c’est lui ; d’un cœur et d’un bras désespérés il frappe en bourreau ceux qu’il aime le plus, ceux dont la perte va lui arracher tant de larmes. Et l’on donne pour aide et pour compagne à la vertu une passion qui, troublant ses conseils, la rend impuissante à rien faire ! Elles sont caduques et de sinistre augure, elles ne tournent qu’au suicide, les forces qu’un accès de fièvre développe chez le malade. Ne m’accuse donc pas de perdre le temps en propos stériles, quand je flétris la colère comme si les opinions étaient partagées sur elle, puisqu’un philosophe, des plus illustres, lui assigne ses fonctions, l’appelle, comme un utile auxiliaire qui nous souffle son courage dans les combats, dans la vie active, dans tout ce qui demande quelque chaleur d’exécution. Détrompez-vous, vous qui croiriez qu’en aucun temps, en aucun lieu, elle puisse être utile : considérez sa rage effrénée et son esprit de vertige ; ne la séparez point de son appareil favori, rendez-lui ses chevalets, ses cordes, ses cachots, ses croix, ces feux qu’elle allume autour des fosses où sont à demi enterrées ses victimes, ces crocs à traîner les cadavres, ces chaînes de toute forme, ces supplices de toute espèce, membres déchiquetés, fronts marqués de stigmates, loges de bêtes féroces. C’est au milieu de ces attributs qu’il faut la placer, poussant d’aigres et épouvantables frémissements, plus horrible que tous les instruments de sa fureur.

IV. Dût-on contester ses autres caractères, toujours est-il que nulle passion n’offre un aspect plus sinistre. Nous l’avons décrit dans les premiers livres, ce visage menaçant et farouche, tantôt pâle, par le refoulement subit du sang vers le cœur, tantôt pourpre et d’une teinte sanglante, par l’excessive affluence de la chaleur et des esprits vitaux ; ces veines gonflées, ces yeux roulant et s’échappant presque de leurs orbites, puis fixes et concentrés sur un seul point. Les dents s’entre-choquent et cherchent une proie avec le grincement du sanglier qui aiguise ses défenses. Et le craquement des articulations, et les mains qui se tordent à se briser et frappent à chaque instant la poitrine, et ce souffle haletant et pressé, ces pénibles et profonds gémissements, cette agitation de toute la personne, ces mots sans suite coupés d’exclamations brusques, ces lèvres tremblantes par instant comprimées, d’où sort je ne sais quel sifflement sauvage ! Oui, la bête fauve qu’irrite la faim ou le dard enfoncé dans ses flancs qui, dans sa dernière morsure exhale contre le chasseur un reste de vie, a la face moins hideuse que l’homme