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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

caustique[1] par son persiflage, l’impertinent par ses insultes, l’envieux par sa malignité, le querelleur par ses contradictions, le fat et le hâbleur par leur jactance. Tu n’endureras pas qu’un soupçonneux te craigne, qu’un entêté l’emporte sur toi, qu’un homme du bel air te dédaigne.

Choisis des caractères simples, faciles, modérés, qui ne provoquent pas tes vivacités et qui sachent les souffrir. Tu pourras surtout t’applaudir de ces naturels flexibles et polis, dont la douceur pourtant n’irait pas jusqu’à l’adulation ; car près des gens colères la complaisance outrée tient lieu d’offense. Tel était l’un de nos amis, excellent homme assurément, mais d’une susceptibilité trop prompte, chez qui la flatterie risquait d’être aussi mal reçue que l’injure. On sait que l’orateur Cœlius était fort irascible. Un jour, dit-on, il soupait avec un de ses clients, homme d’une patience rare ; mais il était difficile à celui-ci, jeté dans le tête-à-tête, d’éviter une dispute avec un tel interlocuteur. Il crut que le mieux serait d’être toujours de son avis et de faire l’écho. Cœlius, impatienté d’une si monotone approbation[2], s’écria : « Nie-moi donc quelque chose, pour que nous soyons deux. » Eh bien, tout fâché qu’il était de ne pas trouver à se fâcher, il se calma tout de suite faute d’adversaire. Si donc nous avons conscience de notre défaut, choisissons de préférence des personnes qui s’accommodent à notre air et à nos discours : sans doute elles pourront nous gâter, nous donner la mauvaise habitude de ne rien entendre qui nous contrarie ; mais il est bon de donner à son mal des intermittences, du repos. Notre caractère, si difficile et si indompté qu’il soit, se laissera du moins caresser : il n’en est point de rude et d’intraitable pour une main légère.

Lorsqu’une discussion menace d’être longue et opiniâtre, arrêtons-nous dès l’abord, avant qu’elle ne devienne violente. La lutte nourrit la lutte : une fois dans la lice elle nous y engage plus avant, nous y retient. Il est plus facile de n’y point descendre que de faire retraite.

IX. L’homme irascible doit encore renoncer aux études trop sérieuses, ou du moins ne pas s’y livrer jusqu’à la fatigue, ne point partager son esprit entre trop d’occupations, mais le tourner aux exercices récréatifs. Que la lecture des poëtes le charme, que les récits de l’histoire le captivent : qu’il se traite

  1. Je préfère dicax à dives que portent peu de manusc.
  2. Voy. Montaigne, II, 31.