Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/143

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parce que son œil n’est pas ouvert, ou à la vieillesse parce
que sa paupière est appesantie. Quelle que soit la foiblesse
de ma pensée, pourquoi m’accuser de délire avec tant de
précipitation ? Je ne me suis point fait un Dieu ridicule ;
je n’ai point avili l’étincelle sublime qui est en moi ; je
n’ai point blasphémé le nom saint ; je n’ai pas cherché
Dieu dans les images que les artisans fabriquent, mais je
l’ai adoré dans l’univers : et telle est la misère de l’ame
humaine, que les consciences scrupuleuses s’alarment
quand on ne croit pas à leur manière ; elles veulent qu’on
fasse Dieu inquiet et passionné comme nous, elles ne
veulent point qu’on s’avance d’un pas dans l’infini, pour
s’approcher de lui. Si on le fait grand, disent-elles, c’est
pour s’en éloigner ; à les croire, si Dieu est impassible,
la moralité n’a plus de base. Je m’expliquerai donc : quand
on vit parmi les hommes, il faut quelquefois répondre
aux soupçons les plus déplacés.
S’il étoit possible qu’il n’y eût point d’ordre suprême,
qu’il n’y eût rien au dessus de l’homme, l’intérêt des
hommes réunis seroit encore celui de l’ordre, et le devoir
subsisteroit ; cela me paroît démontré. Mais cette supposition
est vaine et oiseuse. L’Eternel est ; s’il n’étoit pas,

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rien ne seroit. L’infinité, la puissance et l’ordre sont
nécessairement inséparables. La raison humaine est une
émanation de l’ordre, elle suffit donc à la morale ; car
vérité, morale ou raison ne sont qu’une même chose, sous
des acceptions diverses. Mais dès que la pensée s’est
précipitée dans les profondeurs célestes, rien d’humain ne
sauroit plus la subjuguer ; les foiblesses de la vie peuvent
la distraire, mais non l’absorber. Dès mon enfance je me
suis senti sous l’œil de l’inaltérable vérité ; et il m’est
impossible de concevoir qu’il y ait quelque chose de bon,
si ce n’est le vrai, ou quelque chose de réel hors de