Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/174

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Racine est venu dans le moment favorable où le
théâtre, déjà perfectionné, n’étoit pas épuisé : mais à
l’époque tardive où Voltaire arriva, il falloit ouvrir à la
tragédie un monde nouveau, et il paroît qu’un second
Racine n’eût pas alors égalé le premier.
Si, d’ailleurs, l’auteur des rôles de Gengis et de Tancrède,
de Sémiramis et de Zaïre, de César [1] et de Mahomet,
de Cicéron, de Polyphonte et d’Égiste, n’a pas
l’avantage sur l’auteur ou l’heureux imitateur de Phèdre
et d’Andromaque, d’Hermione, d’Agrippine, de Joad, de
Roxane et d’Acomat, qu’en doit-on conclure dans la
comparaison entre eux sous des rapports plus étendus,
comme poëtes, et surtout comme écrivains en général ?
Ôtez à l’un et à l’autre le théâtre, cette carrière brillante dans
laquelle on ne sauroit du moins contester à Voltaire
d’avoir soutenu la concurrence, alors Racine n’est plus,
mais Voltaire reste, et reste immortel. Les autres
ouvrages de Voltaire suffiroient à quatre hommes différens

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pour qu’on les plaçât tous quatre | dans les rangs
plus ou moins élevés de la littérature. L’auteur de la
Henriade et de la Pucelle seroit un rival du Tasse et de
l’Arioste : l’auteur des poëmes sur l’homme et sur la loi
naturelle, des épîtres et des poésies fugitives, seroit l’égal
de Pope et le vainqueur d’Horace : l’Essai sur les mœurs,
le Siècle de Louis XIV, l’Histoire de Charles XII et celle
de Pierre-le-Grand, feroient une troisième renommée :
Candide, et tant d’autres productions littéraires remplies
de la connoissance des hommes ou de l’amour du vrai, et
qui, sous des formes quelquefois légères, ne sont jamais
frivoles et jamais sans but, formeroient un lot précieux
pour le quatrième des écrivains que je suppose.
  1. dans Rome sauvée.