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VINGT-CINQUIÈME RÊVERIE



Si les jours de l’homme n’étoient pas affligés et dénaturés
par cette surabondance d’industrie sociale qui pèse sur
les générations présentes, comment l’âge curieux de l’avenir
seroit-il découragé à l’aspect des choses ; comment
l’âge plein de forces nouvelles seroit-il triste jusqu’à l’ennui
de la vie ? C’est dans la jeunesse que ce dégoût s’établit,

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et | qu’il devient presque irrésistible, parce qu’il n’est
autre chose que le sentiment des discordances entre ce
que l’on voit et ce qu’il faudroit. Mais quand la vie
devient plus mauvaise, on la supporte plus facilement.
L’impatience diminue à l’âge où les misères sont connues,
où les distractions s’affoiblissent, où les passions ne
séduisent plus, où l’espoir s’éteint. Les habitudes sociales
sont adoptées ; à force de s’y plier, l’ame y devient conforme,
et toute occupée à se défendre contre les choses
présentes, elle n’entend plus cette sorte d’instinct qui lui
faisoit chercher des choses d’un autre ordre. Quelques-uns
ne sauroient oublier tout à fait cet ordre différent ; mais à
la longue, on s’attache à cette suite d’incidens où l’on
cherche toujours une issue, l’on n’est pas fâché de maintenir
ces nombreux rapports, qui presque tous inquiètent
ou font mal, mais dont le mouvement accoutumé semble
nécessaire désormais [1]. Rompre tout cela, ce seroit une
secousse trop grande ; et l’on est effrayé du silence où l’on
se trouveroit.
  1. Quand un bruit importun s’est prolongé long-temps, il cesse presque de s’opposer au repos ; et même si l’on tombe dans le sommeil malgré ce bruit, il faudra que les mêmes tons continuent pour que le sommeil ne soit pas interrompu.