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ville, et lui dit : « Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci ; j’ai de l’honneur et de la réputation à perdre. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étoient pas mortels : il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés[1] ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte ; on le trouve noyé dans son sang ; on court à Monsieur le Prince, qui fut au désespoir. Monsieur le Duc pleura : c’étoit sur Vatel que rouloit tout son voyage de Bourgogne[2]. Monsieur le Prince le dit au Roi fort tristement : on dit que c’étoit à force d’avoir de l’honneur en sa manière ; on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le Roi dit qu’il y avoit cinq ans qu’il retardoit de venir à Chantilly, parce qu’il comprenoit l’excès de cet embarras. Il dit à Monsieur le Prince qu’il ne devoit avoir que deux tables, et ne se point charger de tout le reste. Il jura qu’il ne souffriroit plus que Monsieur le Prince en usât ainsi ; mais c’étoit trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout étoit parfumé de jonquilles, tout étoit enchanté.

Hier, qui étoit samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt[3], où il avoit commandé un media-

  1. 4. La Gazette raconte que le samedi 25, Leurs Majestés « ayant ouï messe au château, » furent « traitées, ainsi que le jour précédent, avec une quantité prodigieuse de poisson, le plus beau et le mieux apprêté. »
  2. 5. Où, comme nous l’avons dit, il allait tenir les états : voyez la note 2 de la lettre 151.
  3. 6. « À quelques lieues de Chantilly était la belle terre de Liancourt, dont Jeanne de Schomberg, d’abord duchesse de Brissac, puis duchesse de Liancourt, avait fait un séjour magnifique. » (Madame