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Guiche, qui sait le pays, nous montra l’autre jour une carte chez Mme de Verneuil : c’est une chose étonnante. Monsieur le Prince est fort occupé de cette grande affaire. Il lui vint l’autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit qu’il savoit fort bien faire de la monnoie. « Mon ami, lui dit Monsieur le Prince, je te remercie ; mais si tu savois une invention pour nous faire passer le Rhin sans être assommés, tu me ferois un grand plaisir, car je n’en sais point. » Il avoit pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d’Humières et de Bellefonds. Voici un détail qu’on est bien aise de savoir. Les deux armées se doivent joindre : alors le Roi commandera à Monsieur ; Monsieur, à Monsieur le Prince ; Monsieur le Prince, à M. de Turenne ; M. de Turenne, aux deux maréchaux, et même à l’armée du maréchal de Créquy. Le Roi en parla à M. de Bellefonds, et lui dit qu’il vouloit qu’il obéît à M. de Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa faute), repartit qu’il ne seroit pas digne de l’honneur que Sa Majesté lui avoit fait, s’il se déshonoroit par une obéissance sans exemple. Le Roi le pressa fort bonnement de faire réflexion à ce qu’il lui répondoit, qu’il souhaitoit cette preuve de son amitié, qu’il y alloit de sa disgrâce. Le maréchal répondit au Roi qu’il voyoit bien à quoi il s’exposoit, qu’il perdroit les bonnes grâces de Sa Majesté, et sa fortune ; mais qu’il y étoit résolu plutôt que de perdre son estime ; et enfin qu’il ne pouvoit obéir à M. de Turenne, sans déshonorer la dignité où il l’avoit élevé. Le Roi lui dit : « Monsieur le maréchal, il nous faut donc séparer. » Le maréchal fit une profonde révérence, et partit. M. de Louvois, qui ne l’aime pas, lui eut bientôt expédié un ordre pour aller à Tours. Il a été rayé de dessus l’état de la maison du Roi ; il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien : il est abîmé ; mais il est content, et l’on ne doute pas qu’il