Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/30

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ignore toutes les nouvelles : ces lettres ont-elles moins d’agrément ? Elle nous attache alors seulement par la nature de ses sentiments et de ses pensées, et par la forme dont elle les revêt ; elle nous intéresse aux plus petites choses, par la manière vive dont elle les sent, les conçoit, les exprime.

Madame de Sévigné est naturelle, naïve : mais il faut bien se garder, en lui appliquant ces mots, de les prendre ou de paraître les prendre dans un sens trop absolu. Sa naïveté n’est pas, ne peut pas être l’instinct aveugle d’un talent qui s’ignore lui-même, comme semblent le croire beaucoup de ses admirateurs, qui, en appréciant son génie, n’ont à la bouche que les mots de candeur, ingénuité, abandon, et retournent et commentent ces mots en tant de façons et en leur laissant un sens si étendu, qu’ils font d’elle, en vérité, une sorte de phénomène impossible, une femme d’esprit et de génie de la société de Louis XIV, presque aussi naturelle et aussi spontanée que l’arbre qui donne son fruit [1]. Formée à l’école des anciens par Ménage ; élevée dans l’amour intelligent des choses délicates par la cour d’Anne d’Autriche ; vivant au milieu d’un monde qui savait le prix du bon goût et le recherchait ; habituée, dès sa jeunesse, aux hommages les plus flatteurs[2] sur son esprit et son bien dire, madame de Sévigné ne pouvait répandre dans ses lettres tant de traits charmants ou profonds sans s’en douter, et par une sorte d’inspiration fortuite et aveugle. Sans doute elle ne travaillait point ses lettres : qui oserait l’en accuser [3] ? mais

  1. L’abbé de Vauxcelles, dans ses Réflexions sur les Lettres de madame de Sévigné, emploie cette comparaison, sans faire entrevoir jusqu’à quel point il la croit juste. C’est risquer de ne donner qu’une idée fausse ou qu’une idée vague.
  2. Il y en aurait long à citer, si l’on voulait rassembler tous les éloges de son talent, toutes les définitions et toutes les appréciations admiratives de son esprit, que ses amis lui adressèrent à elle-même. Corbinelli allait jusqu’à dire, dans son style entortillé, qu’il voulait lui donner envie de la conformité que Cicéron pouvait avoir avec elle sur le genre épistolaire. Dès 1668, Bussy avait fait mettre au-dessous du portrait de sa cousine, qu’il avait dans son salon, cette inscription, dont il lui fit part : Marie de Rabutin, marquise de Sévigné, fille du baron de Chaulai, femme d’un génie extraordinaire et d’une solide vertu, compatibles avec la joie et les agréments. Tandis qu’elle trouvait dans chacun de ses amis un critique louangeur, elle jouait continuellement le même rôle à l’égard de sa fille. Elle ne cesse de célébrer et de caractériser le style de madame de Grignan, non-seulement avec la complaisance d’une mère tendre, mais avec la curiosité littéraire, la critique exercée, l’acunem d’une femme de goût, d’une connaisseuse en fait de style épistolaire.
  3. Il est bon de remarquer d’ailleurs que cela lui eût été matériellement impossible