Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/64

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de penser que je vous enverrais un homme à cheval, à toute bride. qui vous apprendrait cette agréable nouvelle ; et que le plaisir d’imaginer celui que je vous ferais rendrait le mien entièrement complet. Kl le comprit cela comme moi ; et notre imagination nous donna dans cette pensée plus d’un quart d’heure de campos. Cependant je veux rajuster la dernière journée de l’interrogatoire sur le crime d’État. Je vous l’avais mandée comme on me l’avait dite ; mais la même personne s’en est mieux souvenue, et me l’a redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l’on pouvait tirer du projet, c’était de lui avoir donné la confusion de l’entendre, M. le chancelier lui dit : Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime d’État. Il répondit : Je confesse, monsieur, que c’est une folie et une extravagance, mais non pas un crime d’État. Je supplie ces messieurs, dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j’explique ce que c’est qu’un crime d’État : ce n’est pas qu’ils ne soient plus habiles que nous, mais j’ai eu plus de loisir qu’eux pour l’examiner. Un crime d’État, c’est quand on est dans une charge principale, qu’on a le secret du prince, et que tout d’un coup on se met du côté de ses ennemis ; qu’on engage toute sa famille dans les mêmes intérêts ; qu’on fait ouvrir les portes des villes dont on est gouverneur à l’armée des ennemis, et qu’on la ferme à son véritable maître ; qu’on porte dans le parti tous les secrets de l’État. Voilà, messieurs, ce qui s’appelle un crime d’État. M. le chancelier ne savait où se mettre, et tous les juges avaient fort envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m’avouerez qu’il n’y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus plaisant.

Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en détail, et a dit ce que je vous ai mandé. J’aurais eu sur le cœur que vous n’eussiez point su cet endroit ; notre cher ami y aurait beaucoup perdu. Ce matin, M. d’Ormesson a commencé à récapituler toute l’affaire ; il a fort bien parlé, et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son camarade parlera deux jours : on prend quelques jours encore pour les autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s’étendre ; de sorte que nous avons encore bien à languir jusqu’à la semaine qui vient. En vérité, ce n’est pas vivre que d’être en l’état où nous sommes.