Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/121

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Cette époque, où la poésie tient en apparence si peu de place, est, au contraire, tellement encombrée de poètes, ou tout au moins de versificateurs habiles, qu’il faudrait, pour les citer tous, des dénombrements plus longs que ceux d’Homère, de Rabelais ou de Cervantès, quand don Quichotte désigne à Sancho Panza les illustres paladins qu’il croit apercevoir, à travers la poussière, dans l’armée des moutons.

Un des plus nouveaux venus de cette jeune troupe est Sully Prudhomme, et déjà il se détache du milieu de ses compagnons par une physionomie aisément reconnaissable, sans contorsion et sans grimace d’originalité. Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de Stances et Poèmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. Un sonnet demande un plan comme un poème épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute. Dès les premières pages du livre on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer, et qui est comme la note caractéristique du poète : Le Vase brisé. Un beau vase de cristal, où trempe un bouquet de verveine, a reçu un léger coup d’éventail, choc imperceptible que rien n’a révélé, et pourtant, la fêlure, plus fine que le plus fin cheveu, s’étend et se prolonge. L’eau s’en va par cette fissure inaperçue, les fleurs altérées se dessèchent, penchent la tête et meurent. Quant au vase, il reste intact aux yeux de tous ; mais n’y touchez pas ! il se briserait. Sa blessure invisible pleure toujours. C’est bien là en effet la poésie de M. Sully Prudhomme : un vase de cristal bien taillé et transparent où baigne une fleur et d’où l’eau s’échappe comme une larme. Les stances, qui commencent ainsi : " L’habitude est une étrangère, " renferment une idée ingénieuse et se terminent par