Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/144

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formidable, à la crinière échevelée, aux naseaux pleins de flamme, dont les sabots font jaillir des étoiles pour étincelles et qui saute d’une cime à l’autre de l’idéal à travers les ouragans et les tonnerres, se résigne difficilement à cette halte, et l’on sent que, s’il n’était entravé il regagnerait en deux coups d’aile les sommets vertigineux et les abîmes insondables. Pendant que sa terrible monture est au vert, le poète s’égaye en toutes sortes de fantaisies charmantes. Il remonte le cours du temps, il redevient jeune. Ce n’est plus le maître souverain que les générations admirent, mais un simple bachelier qui, ennuyé de sa chambrette encombrée de bouquins poudreux, court les rues et les bois, poursuivant les grisettes et les papillons. Il ne fait le difficile ni pour le site, ni pour la nymphe. Pour lui Meudon est Tivoli, et Javotte Amaryllis. Les lavandières remplacent très bien Léda dans les roseaux, et les oies prennent des blancheurs de cygne. Le petit vin d’Argenteuil a des saveurs de nectar dans le verre à côtes du cabaret. L’imagination du poète transforme tout et sait mettre sur le ventre d’une cruche vulgaire la paillette lumineuse de l’idéal.

Dans ce volume, Victor Hugo a renoncé à l’alexandrin et à ses pompes et n’emploie que les vers de sept ou huit pieds séparés en petites stances ; mais quel merveilleux doigté ! Jamais le clavier poétique n’a été parcouru par une main plus légère et plus puissante. Les tours de force rythmiques se succèdent accomplis avec une grâce et une aisance incomparables. Liszt, Thalberg, Dreyschok ne sont rien à côté de cela. À la fin du volume, le poète enfourche sa monture impatiente, lui donne de l’éperon et s’enfonce dans l’infini.

Du fond de la tombe, Alfred de Vigny nous tend de sa main d’ombre le volume des Destinées, sa plus belle œuvre peut-être, où se trouve un chef-d’œuvre de tristesse hautaine et de robuste mélancolie : le poème de Samson. L’Hercule juif sait qu’il est trahi par Dalilah, et, volontairement, par dégoût des petites ruses de la courtisane, il se laisse prendre au piège grossier qu’il pourrait