Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/97

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et de la circonstance. Tout ce qui peut attirer et charmer le public, l’auteur semble l’avoir évité avec une pudeur austère et une fierté résolue. Aucune coquetterie, aucune concession au goût du jour. Profondément imprégné de l’esprit antique, Leconte de Lisle regarde les civilisations actuelles comme des variétés de décadence et, ainsi que les Grecs, donnerait volontiers le titre de barbares aux peuples qui ne parlent pas l’idiome sacré. Gœthe, l’olympien de Weimar, n’eut pas, même à la fin de sa vie, une plus neigeuse et plus sereine froideur que n’en montra ce jeune poète à ses débuts, et pourtant Leconte de Lisle est créole ; il est né sous ce climat incandescent où le soleil brûle, où les fleurs enivrent conseillant les vagues rêveries, la paresse et la volupté. Mais rien n’a pu amollir cette forte et tranquille nature dont l’enthousiasme est tout intellectuel et pour laquelle le monde n’existe que transposé sous des formes pures dans la sphère éternelle de l’art.

Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses plus grands coups d’aile parmi les nuages et les tonnerres, où les poètes hasardeux montant Pégase à cru lui jetaient la bride sur le col et ne se servaient que des éperons, c’était une nouveauté étrange que ce jeune homme venant proclamer presque comme un dogme l’impassibilité et en faisant un des principaux mérites de l’artiste.

Le volume des Poëmes antiques s’ouvre par une pièce adressée à la belle Hypatie, cette sainte païenne qui souffrit le martyre pour les anciens dieux. Hypatie est la muse de Leconte de Lisle et représente admirablement le sens de son inspiration. Elle avait droit à être invoquée par lui au commencement de ses poèmes, et il lui devait bien le premier de ses chants. Il a comme elle le regret de ces dieux superbes, les plus parfaits symboles de la beauté, les plus magnifiques personnifications des forces naturelles, et qui, déchus de l’Olympe, n’ayant plus de temples ni d’adorateurs, règnent encore sur le monde par la pureté de la forme. À l’antique mythologie, le poète moderne, qui eût dû naître à Athènes au temps de Phidias,