Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/99

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Le grec André Chénier, quoiqu’il respire le plus pur sentiment de l’antiquité, est encore mêlé de latin comme un passage d’Homère imité par Virgile, comme une ode de Pindare qu’aurait traduite Horace. L’hellénisme de Leconte de Lisle est plus franc et plus archaïque ; il jaillit directement des sources, et il ne s’y mélange aucun flot moderne. Certains de ses poèmes font l’effet d’être traduits d’originaux grecs ignorés ou perdus. On n’y trouve pas la grâce ionienne qui fait le charme du Jeune malade, mais une beauté sévère, parfois un peu froide et presque éginétique, tellement le poète est rigoureux pour lui-même. Ce n’est pas lui qui ajouterait trois cordes à la lyre, comme Terpandre ; les quatre cordes primitives lui suffisent. Peut-être même Leconte de Lisle est-il trop sévère, car il y a, ce nous semble, dans le génie grec quelque chose de plus ondoyant, de plus souple et de moins résolument arrêté.

Il se dégage des vers de Leconte de Lisle, en dépit de ses aspirations antiques, un sentiment qu’on ne rencontre pas dans la poésie grecque et qui lui est personnel. C’est un désir d’absorption au sein de la nature, d’évanouissement dans l’éternel repos, de contemplation infinie et d’immobilité absolue qui touche de bien près au nirvana indien. Il proscrit la passion, le drame, l’éloquence, comme indignes de la poésie, et de sa main froide il arrêterait volontiers le cœur dans la poitrine marmoréenne de la Muse. Le poète, selon lui, doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les réfléchir sans intérêt dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme : telle est, à ses yeux, la mission de l’art. De semblables doctrines font bientôt quitter le Pinde pour le mont Mérou et l’Ilissus pour le Gange. Aussi aux poèmes helléniques succèdent des poèmes hindous, où des noms harmonieusement bizarres s’épanouissent comme des lotus et résonnent comme les grelots d’or aux chevilles de Vasantaséna. L’hymne orphique est coudoyé par l’hymne védique : Çurya, Bhagavat, Çunaçépa, Viçvamitra, Çanta, déroulent les vagues cosmogonies indiennes en vers magnifiques tantôt constellés