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CORRESPONDANCE INÉDITE DU


en Provence ; elle y fut jointe par la demoiselle de Launay sa sœur, sous le prétexte de lui faire compagnie et d’y respirer un air plus serein ; partagée entre son attachement pour son mari et sa tendresse pour ses enfants, elle y jouit pendant longtemps de cette paix que rien n’aurait dû troubler, et les empressements de son mari ne lui permettaient pas de suspecter qu’une fatale passion devait bientôt devenir le foyer d’une suite de malheurs et d’infortunes.

Son mari part pour Marseille, au mois de juin 1772, avec un domestique ; il retourne peu de jours après, mais, hélas ! elle apprend bientôt qu’on instruit dans cette ville une procédure ; elle cherche à fixer ses incertitudes, à calmer ses alarmes ; elle s’adresse à sa sœur, mais le trouble qu’elle lit dans son âme, la vacillation de ses réponses ne servent qu’à ajouter à son agitation ; elle vole à Marseille avec cette même sœur ; si elle voit, si elle est convaincue qu’une pure galanterie forme la seule matière de la procédure, elle aperçoit que la prévention la plus outrée avait saisi tous les esprits, que le moment était peu propre à la dissiper ; elle eût voulu tenter d’arracher le voile de cette prévention, mais l’abattement de sa sœur énervait la force qu’elle croyait trouver dans les ressources de son imagination ; elle retourne ; la procédure est prise, ou, plutôt, son instruction est précipitée par quelque génie malfaisant qui craignait le retour du calme et de la réflexion, et bientôt un arrêt flétrissant apprend aux hommes alarmés que les hommes eux-mêmes sont industrieux à imaginer des crimes pour trouver des criminels ; l’humanité perdit ses droits ; l’examen et la modération furent bannis du sanctuaire de la justice ; l’illusion subjuga la réalité ; la vertu du juge, aigrie par le levain d’une fatale prévention, fut elle-même le germe de l’erreur, et la conscience, cet oracle divin lorsqu’elle est éclairée, séduisit pour le moment l’esprit du magistrat aveuglé.

Si la suppliante eut à déplorer les égarements du cœur humain, elle se flatta de trouver dans la tendresse de ses parents une ressource dans ses infortunes… Elle s’adresse à la dame de Montreuil sa mère ; elle fait les derniers efforts pour percer jusqu’à son cœur, mais la tendresse ne parle plus en sa faveur ; sollicitée par son mari, c’est être complice de ses écarts. Ses écarts ! quel mot la suppliante a-t-elle prononcé ! La dame de Montreuil pouvait seule apprendre au public que son mari est plus malheureux que coupable ; elle croit cependant qu’elle doit elle-même le poursuivre ; il n’est pas jusqu’à la demoiselle de Launay qui ne se joigne pour exciter son ressentiment……

Le marquis de Sade était parti pour la Savoie ; il avait écrit à la dame de Montreuil, se flattant de trouver auprès d’elle une ressource contre l’injustice qui le poursuivait, mais, fatale lettre ! elle apprit à cette dame sa retraite, et bientôt, par le canal des ambassadeurs, elle surprend des ordres du roi de Sardaigne pour le faire arrêter. Mais ces ordres furent-ils obtenus sans le triomphe de la calomnie ? Et de quelles noires couleurs le marquis de Sade ne fut-il pas dépeint dans Paris, et surtout auprès de ces ambassadeurs ? Il serait trop humiliant pour la suppliante de les retracer.