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LA MARQUISE DE GANGE

les soucis ; tout se ranime sous nos yeux, et mon cœur seul, dépourvu d’aliment, se refuse à la régénération universelle. Mêmes tourments, mêmes angoisses, mêmes désirs, même impuissance ; et pourquoi donc tout est-il mort en moi, quand tout renaît dans la nature ? Plus je vois Euphrasie, plus je l’adore, et moins j’ose lui exprimer ce qu’elle me fait sentir avec tant de force. Ce que j’éprouve est fort singulier, mon ami : je ne me sens pas le courage de lui exprimer mon amour, et je me sens tout celui qu’il faut pour la contraindre à le partager… Est-ce embarras, est-ce perversité ? Dis-moi cela, mon cher Perret. — Ma foi, monsieur l’abbé, répondit celui-ci, je ne suis pas assez savant pour vous expliquer ce mystère. Je conçois bien que cet air de pudeur et de sagesse répandu dans toute la personne d’Euphrasie doit vous en imposer un peu ; mais alors, au lieu de filer le sentiment, il me semble qu’il faudrait le brusquer ; et, puisque vous vous en sentez la force, allez en avant, croyez-moi, monsieur, ne ménagez rien. — Tu ne sais pas ce que j’imagine ? — Non, mais de quelque nature que cela soit, soyez certain de trouver en moi un homme aussi fidèle que sûr. — J’y compte. — Expliquez-vous donc, monsieur l’abbé. — Il faut réveiller ces deux âmes qu’engourdit le bonheur ; en devenant moins heureux, ils seront plus souples l’un et l’autre ; et la jalousie, que je prétends allumer