Page:Saint-Saëns - Portraits et Souvenirs, Société d’édition artistique.djvu/83

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doute pour personne ; mais le ver était dans le fruit superbe. Mme Carvalho, pour qui le rôle de Mireille fut écrit, était parvenue à élargir sa voix en quittant Fanchonnette pour Marguerite, mais elle ne pouvait en changer la nature au point de devenir une « Valentine ». La première fois que Gounod, qui aimait à me donner la primeur de ses œuvres, me chanta la scène de la Crau, je fus effrayé des moyens vocaux qu’elle nécessitait. « Jamais, lui dis-je, Mme Carvalho ne chantera cela. — Il faudra bien qu’elle le chante ! » me répondit-il en ouvrant démesurément des yeux terribles. Comme je l’avais prévu, la cantatrice recula devant la tâche qui lui était imposée. L’auteur s’obstinant, elle rendit le rôle, on échangea du papier timbré ; un exploit accusait l’auteur d’exiger de son interprète des « vociférations ». Puis la tempête s’apaisa : l’auteur diminua de moitié la grande scène, écrivit le délicieux rende Heureux petit berger ! Le rôle s’amoindrissait. D’un autre côté, le ténor se montrait insuffisant, et son rôle, de répétition en répétition, se racornissait comme la « Peau de Chagrin » de Balzac. L’œuvre arriva devant le public, affaiblie, dénaturée ; et quand survint la scène de la Crau, redoutable encore, quoique mutilée, la cantatrice, prise de peur, y échoua complètement. Avant cela, la belle scène des Revenants avait déjà manqué son effet. Le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet n’était pas assez vaste pour se prêter à de telles illusions : en