Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/187

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mais je crus apercevoir fort clairement que le bien étoit un obstacle aisé à ajuster, et qui n’arrêteroit pas ; mais que la pierre d’achoppement étoit la vocation. J’y répondis donc comme j’avois fait là-dessus à M. de Beauvilliers. J’ajoutai qu’elle se trouvoit entre deux vocations ; qu’il n’étoit plus question que d’examiner laquelle des deux étoit la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse à ne pas suivre : l’une, d’être religieuse, l’autre, d’épouser sa fille ; que la sienne étoit sans connoissance de cause, la mienne, après avoir parcouru toutes les filles de qualité ; que la sienne étoit sujette au changement, la mienne stable et fixée ; qu’en forçant la sienne on ne gâtoit rien, puisqu’on la mettoit dans l’état naturel et ordinaire, et dans le sein d’une famille où elle trouveroit autant ou plus de vertu et de piété qu’à Montargis ; que forcer la mienne m’exposoit à vivre malheureux et mal avec la femme que j’épouserois et avec sa famille.

La duchesse fut surprise de la force de mon raisonnement et de la prodigieuse ardeur de son alliance qui me le faisoit faire. Elle me dit que si j’avois vu les lettres de sa fille à M. l’abbé de Fénelon, je serois convaincu de la vérité de sa vocation ; qu’elle avoit fait ce qu’elle avoit pu pour porter sa fille à venir passer sept ou huit mois auprès d’elle pour lui faire voir la cour et le monde sans avoir pu y réussir à moins d’une violence extrême ; qu’au fond elle répondroit à Dieu de la vocation de sa fille dont elle étoit chargée, et non de la mienne ; que j’étois un si bon casuiste, que je ne laissois pas de l’embarrasser ; qu’elle verroit encore avec M. de Beauvilliers, parce qu’elle seroit inconsolable de me perdre, et me répéta les mêmes choses tendres et flatteuses que son mari m’avoit dites, et avec la même effusion de cœur. La duchesse de Sully qui entra, je ne sais comment, quoique la porte fût défendue, nous interrompit là, et je m’en allai fort triste, parce que je sentis bien que des personnes si pieuses et si désintéressées ne se mettroient jamais au-dessus de la vocation de leur fille.