Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/445

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plus grand, qui étoit de laisser croire la chose vraie à mon âge, et encore peu connu de la plupart du monde, et me laisser passer pour un infâme délateur de toute la jeunesse, pour faire bassement et misérablement ma cour. Le roi n’en sut rien, ou voulut bien l’ignorer, le bruit que je fis étouffa sa cause et me fit honneur ; et je m’en allai faire mon petit voyage, dont je parlerai ici tout de suite.

Il y avoit longtemps que l’attachement que j’avois pour M. de la Trappe, et mon admiration pour lui me faisoient désirer extrêmement de pouvoir conserver sa ressemblance après lui, comme ses ouvrages en perpétueroient l’esprit et les merveilles. Son humilité sincère ne permettoit pas qu’on pût lui demander la complaisance de se laisser peindre. On en avoit attrapé quelque chose au chœur, qui produisit quelques médailles assez ressemblantes, mais cela ne me contentoit pas. D’ailleurs, devenu extrêmement infirme, il ne sortoit presque plus de l’infirmerie, et ne se trouvoit plus en lieu où on le pût attraper. Rigault étoit alors le premier peintre de l’Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable ; mais il falloit persuader à un homme aussi surchargé d’ouvrages de quitter Paris pour quelques jours, et voir encore avec lui si sa tête seroit assez forte pour rendre une ressemblance de mémoire. Cette dernière proposition, qui l’effraya d’abord, fut peut-être le véhicule de lui faire accepter l’autre. Un homme qui excelle sur tous ceux de son art est touché d’y exceller d’une manière unique ; il en voulut bien faire l’essai, et donner pour cela le temps nécessaire. L’argent, peut-être, lui plut aussi. Je me cachois fort, à mon âge, de mes voyages de la Trappe ; je voulois donc entièrement cacher aussi le voyage de Rigault, et je mis pour condition de ma part qu’il ne travailleroit que pour moi, qu’il me garderoit un secret entier, et que, s’il en faisoit une copie pour lui, comme il le vouloit absolument, il la garderoit dans une obscurité entière, jusqu’à ce qu’avec les années, je lui permisse de la