Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rer. Il m’assura qu’en une demi-heure il auroit tout ce qu’il s’étoit proposé, et qu’il n’auroit pas besoin de le voir davantage. En effet, il me tint parole, et ne fut pas la demi-heure entière.

Quand il fut sorti, M. de la Trappe me témoigna sa surprise d’avoir été tant et si longtemps regardé, et par une espèce de muet. Je lui dis que c’étoit l’homme du monde le plus curieux, et qui avoit toujours eu le plus grand désir de le voir, qu’il en avoit été si aise qu’il m’avoit avoué qu’il n’avoit pu ôter les yeux de dessus lui, et que de plus, étant aussi bègue qu’il l’étoit, la conversation où il ne pouvoit entrer de suite ne l’ayant point détourné, il n’avoit songé qu’à se satisfaire en le regardant tout à son aise. Je changeai de discours le plus promptement que je pus, et sous prétexte de le mettre sur des choses qui ne s’étoient pu dire devant Rigault, je cherchai à le détourner des réflexions sur des regards qui, n’étant que pour ce que je les donnai, étoient en effet si peu ordinaires, que je mourois toujours de peur que leur raison véritable ne lui vînt dans l’esprit, ou qu’au moins il n’en eût des soupçons qui eussent rendu notre dessein ou inutile ou fort embarrassant à achever. Le bonheur fut tel qu’il ne s’en douta jamais.

Rigault travailla le reste du jour et le lendemain encore sans plus voir M. de la Trappe, duquel il avoit pris congé, en se retirant d’auprès de lui la troisième fois, et fit un chef-d’œuvre aussi parfait qu’il eût pu réussir en le peignant à découvert sur lui-même. La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant de ses yeux si difficile à rendre, la finesse et tout l’esprit et le grand qu’exprimoit sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d’un homme qui possède son âme, tout étoit rendu, jusqu’aux grâces qui n’avoient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l’âge et les souffrances. Le matin je lui fis prendre en crayon le père abbé assis au bureau de M. de la