Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 4.djvu/374

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ils le prirent ; aussi tout était-il bien préparé à temps ; et il n’y fut pas perdu une minute.

M. de Duras mourut à Paris le dimanche matin, 12 octobre, et l’après-dînée le roi le sut au sortir du salut. Le lendemain matin, comme le roi, au sortir de son lever, eut donné l’ordre, il appela le maréchal de Boufflers, le surprit par un compliment d’estime, de confiance, et jusqu’à la tendresse ; lui dit qu’il ne pouvoit pas lui en donner une plus sensible marque qu’en l’approchant au plus près de sa personne, et la lui remettant entre les mains ; que c’étoit ce qui l’engageoit à le préférer à qui que ce fait pour lui donner la charge de M. de Duras, persuadé qu’il l’acceptoit avec autant de joie et de sentiment qu’il la lui donnoit avec complaisance. Il n’en falloit pas tant pour étourdir un homme qui ne s’attendoit à rien moins, qui n’avoit aucun lieu de s’y attendre, qui avoit peu d’esprit, d’imagination, de repartie, pour qui le roi étoit un dieu, et qui, depuis qu’il l’approchoit et qu’il étoit parvenu au grand, n’avoit pu s’accoutumer à ne pas trembler en sa présence. Le roi bien préparé se contente de sa révérence, et sans lui laisser le moment de dire une parole, dispose tout de suite de la charge de colonel du régiment des gardes, et lui dit qu’il compte lui faire une double grâce de la donner au duc de Guiche ; autre surprise, autre révérence pendant laquelle le roi tourne le dos, se retire, et laisse le maréchal stupéfoit, qui se crut frappé de la foudre.

Il sortit donc du cabinet sans avoir pu proférer un seul mot, et chacun lui vit les larmes aux yeux. Il s’en alla chez lui, où sa femme ne pouvoit comprendre ce qui venoit d’arriver, et qui s’en prit abondamment à ses yeux. Les bons Noailles et la douce, humble et sainte duchesse de Guiche, leur bonne et chère sœur, avec qui ils vivoient comme telle, non contents de lui avoir arraché sa charge, eurent le front de le prier de demander au roi pour le duc de Guiche le même brevet de cinq cent mille livres qu’il avoit sur le régiment