Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/103

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étoit déjà séduit, mais il n’étoit pas encore en commerce bien direct, et par conséquent encore il n’étoit pas question dans son esprit de l’approcher du jeune prince. « Eh bien ! me dit-il, où va ce raisonnement, et qu’en concluez-vous ? — Ce que j’en conclus, lui dis-je, c’est que vous ne connoissez ni l’un ni l’autre ce que c’est que l’abbé de Polignac ; vous serez tous deux ses dupes, vous l’introduirez auprès de Mgr le duc de Bourgogne, c’est tout ce qu’il veut de vous. — Mais quelle duperie y a-t-il à cela ? me dit-il en m’interrompant, et si en effet ses conversations peuvent être utiles à Mgr le duc de Bourgogne, que peut-on mieux faire que de le mettre à portée d’en profiter ? — Fort bien, lui dis-je, vous m’interrompez et suivez votre idée, et moi je vous prédis, qui le connois bien, que vous êtes les deux hommes de la cour qui lui convenez le moins, qui l’entraveriez le plus, et qu’une fois établi par vous auprès de Mgr le duc de Bourgogne, il le charmera comme une sirène enchanteresse, et vous même à qui je parle, qui, avec tant de raison, vous croyez si avant dans le cœur et dans l’esprit de votre pupille, il vous expulsera de l’un et de l’autre, et s’y établira sur vos ruines. » À ce mot, toute la physionomie du duc changea, il prit un air chagrin et me dit avec austérité : qu’il n’y avoit plus moyen de m’entendre, que je passois le but démesurément, que j’avois trop mauvaise opinion de tout le monde, que ce que je prétendois lui prédire n’étoit ni dans l’idée de l’abbé, ni dans la possibilité des choses, et que, sans pousser la conversation plus loin, il me prioit de ne lui en plus parler. « Monsieur, lui répondis-je fâché aussi, vous serez obéi, mais vous éprouverez la vérité de ma prophétie, je vous promets de ne vous en dire jamais un mot. » Il demeura quelques moments froid et concentré ; je parlai d’autre chose, il y prit et revint avec moi à son ordinaire. C’est ici qu’il faut s’arrêter jusqu’à un autre temps, et cependant commencer à voir les cruelles révolutions de l’année en laquelle nous allons entrer.