Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 5.djvu/268

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dois. Il en encourut une haine si personnelle que le roi de Suède ne voulut point de paix qu’avec une condition expresse qu’il lui seroit livré. Il le fut, il lui en coûta la vie sur un échafaud, et au roi de Suède un obscurcissement à sa gloire. Elle lui avoit dressé un tribunal en Saxe qui imposa des lois à tout le Nord, à une partie très vaste de l’Allemagne, à l’empereur même, qui n’osa lui rien refuser et à qui il demanda des restitutions et d’autres choses fort dures. Il étoit en posture d’être le dictateur de l’Europe et de faire faire la paix à son gré sur la succession d’Espagne ; toutes les puissances en guerre avoient recours à lui. Il étoit mieux avec la France et plus enclin à elle qu’à pas une des autres, qui toutes, malgré leurs succès contre la France, le craignirent ainsi placé en Allemagne, au point d’en passer par tout ce qu’il eût voulu plutôt que de risquer de l’y voir avancer avec son armée et se déclarer contre elles. Les plus grands rois sont malheureux. Piper étoit son unique ministre qui l’avoit toujours suivi ; il avoit toute sa confiance. Tout occupé de troupes, de subsistances, de guerre, il ne donnoit aux affaires d’État qu’une attention superficielle, emporté par cette passion de héros et par l’amour de la vengeance. L’empereur et l’Angleterre gagnèrent Piper à force d’argent et d’autres promesses. Piper vendu de la sorte, se servit de ces deux passions de son maître pour le tirer de Saxe et le faire courir après le czar pour le détrôner comme il avoit fait le roi Auguste. Rien ne le put détourner d’une si hasardeuse folie. L’objet et le péril qui y étoit attaché furent pour lui un double attrait. Piper l’y nourrit et l’y précipita. Le traître y périt dans les cachots des Moscovites ; et son maître, qui ne s’en sauva que par des miracles, et qui en fit depuis du plus grand courage de cœur et d’esprit, ne fit que palpiter depuis, et ne figura plus en Europe, comme on le verra en son temps.

Bonac, qui étoit à Dantzig chargé des affaires du roi en Pologne, eut ordre d’aller reconnoître et complimenter de