Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 6.djvu/219

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servira de préliminaire à une autre plus importante. On se souviendra de ce qui a été dit en son lieu de l’abbé de Polignac, de sa figure, de son caractère, de son brillant à la cour depuis, son retour d’exil et de sa dangereuse galanterie. Je le vis, dès les commencements de ce temps-là, courtiser fort le duc de Chevreuse, le mettre sur des points de science, laisser des queues aux questions pour y revenir, enfin s’introduire chez lui ; [ce] qui n’étoit pas une chose facile. Cette conduite attira mes réflexions. Le bel air et M. de Chevreuse n’alloient point ensemble, beaucoup moins les allures de l’abbé de Polignac ni de pas un des gens de la cour avec qui il s’étoit particulièrement lié. Je crus voir son dessein ; je crus aussi en apercevoir le danger. Je m’y confirmai de plus en plus, et je pris enfin la résolution de le montrer à celui qu’il regardoit de plus près. Un soir, à Marly, causant avec le duc de Beauvilliers au coin de son feu tête à tête, je lui témoignai ma surprise de cette liaison si nouvelle du duc de Chevreuse et de l’abbé de Polignac si peu faits l’un pour l’autre. M. de Beauvilliers me dit que cela étoit tout naturel ; que tous deux savoient beaucoup, tous deux gens d’esprit ; qu’à Marly on étoit plus rassemblé qu’à Versailles, et qu’on se trouvoit plus souvent chez le roi à différentes heures ; qu’il étoit tout naturel que ce hasard les eût mis aux mains sur quelques questions de belles-lettres ou de science ; que je savois comme ils étoient l’un et l’autre ; que de question en question ils s’étoient accoutumés et plu à raisonner ensemble, que cela avoit formé la liaison.

Je lui dis que cela étoit tout simple de la part de M. de Chevreuse, mais que, du côté de l’abbé de Polignac, je croyois apercevoir du dessein ; que ma pensée étoit qu’il en vouloit faire un pont pour l’aborder lui-même. « Eh ! bien, interrompit le duc, quand cela seroit, où est le mal ? il est

    loin jusqu’à le hasard (p. 218). L’anecdote racontée par Saint-Simon se trouve déjà plus haut, t. V, p. 96 et suiv., mais on n’a pas cru devoir supprimer les redites de l’auteur dans une édition complète de ses Mémoires.