Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 6.djvu/317

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pas un bataillon, pas un escadron ensemble, et tous en confusion les uns sur les autres.

La nuit tomboit, on avoit perdu un terrain infini ; la moitié de l’armée n’avoit pas achevé d’arriver. Dans une situation si triste, les princes consultèrent avec M. de Vendôme ce qu’il y avoit à faire, qui de fureur de s’être si cruellement mécompté brusquoit tout le monde. Mgr le duc de Bourgogne voulut parler, mais Vendôme, enivré d’autorité et de colère, lui ferma à l’instant la bouche en lui disant d’un ton impérieux devant tout le monde : « Qu’il se souvînt qu’il n’étoit venu à l’armée qu’à condition de lui obéir. » Ces paroles énormes et prononcées dans les funestes moments où on sentoit si horriblement le poids de l’obéissance rendue à sa paresse et à son opiniâtreté, et qui par le délai de décamper étoit cause de ce désastre, firent frémir d’indignation tout ce qui l’entendit. Le jeune prince à qui elles furent adressées y chercha une plus difficile victoire que celle qui se remportoit actuellement parles ennemis sur lui. Il sentit qu’il n’y avoit point de milieu entre les dernières extrémités et l’entier silence, et fut assez maître de soi pour le garder. Vendôme se mit à pérorer sur ce combat, à vouloir montrer qu’il n’étoit point perdu, à soutenir que, la moitié de l’armée n’ayant pas combattu, il falloit tourner toutes ses pensées à recommencer le lendemain matin, et pour cela profiter de la nuit, rester dans les mêmes postes où on étoit, et s’y avantager au mieux qu’on pourroit. Chacun écouta en silence un homme qui ne vouloit pas être contredit, et qui venoit de faire un exemple aussi coupable qu’incroyable, dans l’héritier nécessaire de la couronne, de quiconque hasarderoit autre chose que des applaudissements. Le silence dura donc sans que personne osât proférer une parole, jusqu’à ce que le comte d’Évreux le rompit pour louer M. de Vendôme, dont il étoit cousin germain et fort protégé. On en fut un peu surpris, parce qu’il n’étoit que maréchal de camp.