Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 6.djvu/54

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conduite obscure et peu régulière ne l’empêcha jamais de vivre avec elle et avec tous les siens avec une considération très marquée, et prenant une grande part à eux tous, ainsi qu’à ceux de la maison de sa mère. Sa table, ses équipages, toute sa dépense étoit prodigieuse et la fut dans tous les temps. Son jeu furieux le fit subsister longtemps ; il y étoit prompt, exact en comptes, bon payeur sans incidents, jouoit [tous les jeux] fort bien, heureux à ceux de hasard ; et avec tout cela, fort accusé d’aider la fortune.

Sa servitude fut extrême à l’égard des enfants de sa mère sa patience infinie aux rebuts. On a vu celui qu’ils essuyèrent pour lui, lorsqu’à la mort de son père ils demandèrent tous au roi de le faire duc ; et si le dénouement qui se verra bientôt n’eût découvert ce qui avoit rendu tant d’années et de ressorts inutiles, on ne pourroit le concevoir. On a vu comment sa mère lui fit quitter solennellement le jeu en lui assurant une pension de dix mille écus, combien le roi trouva ridicule l’éclat de la profession qu’il en fit, et comment peu à peu il le reprit, deux ans après, tout aussi gros qu’auparavant. Une autre disparate qu’il fit pendant cette abstinence de jeu lui réussit tout aussi mal. Il se mit dans la dévotion, dans les jeûnes qu’il ne laissoit pas ignorer, et qui durent coûter à sa gourmandise et à son furieux appétit ; il affecta d’aller tous les jours à la messe, et une régularité extérieure. Il soutint cette tentative près de deux ans. À la fin, la voyant sans succès, il s’en lassa, et peu à peu, avec le jeu, il reprit son premier genre de vie. Avec de tels défauts si reconnus, il en eut un plus malheureux que coupable, puisqu’il ne dépendoit pas de lui, dont il souffrit plus que de pas un. C’étoit une poltronnerie, mais telle qu’il est incroyable ce qu’il faut qu’il ait pris sur lui pour avoir servi si longtemps. Il en a reçu en sa vie force affronts avec une dissimulation sans exemple. M. le Duc, méchant jusqu’à la barbarie, étant de jour au bombardement de Bruxelles, le vit venir à la tranchée pour dîner avec lui. Aussitôt il donna