Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 9.djvu/367

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étant dû à l’État et au public, et comme un larcin tout ce qu’il en déroberoit aux affaires, ou à ce qui le pourroit conduire à s’en rendre capable ; qu’aussi ne prenoit d’amusement que par délassement, et pour se rendre l’esprit plus propre à recommencer utilement après un relâchement nécessaire à la nature. De là il s’étendit sur le roi, m’en parla avec une extrême tendresse et une grande reconnoissance et me dit qu’il se croyoit obligé d’une manière très-étroite à contribuer à son soulagement, puisqu’il avoit la confiance en lui de le désirer. J’entrai fort dans des sentiments si dignes, mais en peine si la tendresse, la reconnoissance et le respect ne dégénéroient point en une admiration dangereuse. Je glissai quelques mots sur ce que le roi ignoroit bien des choses qu’il s’étoit mis en état de ne pouvoir apprendre, et auxquelles sûrement sa bonté ne demeureroit pas insensible si elles pouvoient arriver jusqu’à lui.

Cette corde, touchée ainsi légèrement, rendit aussitôt un grand son. Le prince, après quelques mots de préface sur ce qu’il savoit par M. de Beauvilliers qu’on pouvoit sûrement me parler de tout, avoua la vérité de ce que je disois, et tomba incontinent sur les ministres. Il s’étendit sur l’autorité sans bornes qu’ils avoient usurpée, sur celle qu’ils s’étoient acquise sur le roi, sur le dangereux usage qu’ils en pouvoient faire, sur l’impossibilité de faire rien passer au roi, ni du roi à personne, sans leur entremise ; et, sans nommer aucun d’eux, il me fit bien clairement entendre que cette forme de gouvernement étoit entièrement contraire à son goût et à ses maximes. Revenant de là tendrement au roi, il se plaignit de la mauvaise éducation qu’il avoit eue, et des pernicieuses mains dans lesquelles il étoit successivement tombé ; que par là, sous prétexte de politique et d’autorité dont tout le pouvoir et tout l’utile n’étoit que pour les ministres, son cœur, naturellement bon et juste, avoit sans cesse été détourné du droit chemin, sans s’en apercevoir ; qu’un long usage l’avoit confirmé dans ces routes