Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 9.djvu/369

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ces trois lettres de M. Colbert à mon père, et me dit qu’en même temps nous reprendrions la matière qu’il s’étoit proposé de traiter, et dont celle-ci l’avoit diverti.

Il est difficile d’exprimer ce que je sentis en sortant d’avec le Dauphin. Un magnifique et prochain avenir s’ouvroit devant moi. Je vis un prince pieux, juste, débonnaire, éclairé et qui cherchoit à le devenir de plus en plus, et l’inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là. Je sentis aussi par cette expérience, une autre merveille auprès d’eux, qui est que l’estime et l’opinion d’attachement, une fois prise par lui et nourrie de tout temps, résistoit au non-usage et à la séparation entière d’habitude. Je goûtai délicieusement une confiance si précieuse et si pleine, dès la première occasion d’un tête-à-tête, sur les matières les plus capitales. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes. J’aperçus sans chimères la chute des marteaux de l’État et des tout-puissants ennemis des seigneurs et de la noblesse qu’ils avoient mis en poudre à leurs pieds, et qui, ranimée d’un souffle de la bouche de ce prince devenu roi, reprendroit son ordre, son état et son rang, et feroit rentrer les autres dans leur situation naturelle. Ce désir en général sur le rétablissement de l’ordre et du rang avoit été toute ma vie le principal des miens, et fort supérieur à celui de toute fortune personnelle. Je sentis donc toute la douceur de cette perspective, et de la délivrance d’une servitude qui m’étoit secrètement insupportable, et dont l’impatience perçoit souvent malgré moi.

Je ne pus me refuser la charmante comparaison de ce règne de Monseigneur, que je n’avois envisagé qu’avec toutes les affres possibles et générales et particulières, avec les solides douceurs de l’avant-règne de son fils, et bientôt de son règne effectif, qui commençoit sitôt à m’ouvrir son cœur, et en même temps le chemin de l’espérance la mieux fondée de tout ce qu’un homme de ma sorte se pouvoit le plus légitimement