Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/110

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qu’il en pouvoit espérer. Il conféroit quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières ; plus rarement en secret sur des éclaircissements qu’il jugeoit nécessaires, mais sans retour et sans habitude. Je n’ai point su, et cela ne m’auroit pas échappé, qu’il travaillât habituellement avec personne qu’avec les ministres, et le duc de Chevreuse l’étoit, et avec les prélats dont j’ai parlé sur l’affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre, j’étois le seul qui eusse ses derrières libres et fréquents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il découvroit son âme et pour le présent et pour l’avenir avec confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissoit aller sur les plans qu’il croyoit nécessaires, il se livroit sur les choses générales, il se retenoit sur les particulières, et plus encore sur les particuliers ; mais, comme il vouloit sur cela même tirer de moi tout ce qui pouvoit lui servir, je lui donnois adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu’il avoit prise en moi de plus en plus, et que je devois toute au duc de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse, à qui je ne rendois pas le même compte qu’à son beau-frère, mais à qui je ne laissois pas de m’ouvrir fort souvent comme lui à moi.

Un volume ne décriroit pas suffisamment ces divers tête-à-tête entre ce prince et moi. Quel amour du bien ! quel dépouillement de soi-même ! quelles recherches ! quels fruits ! quelle pureté d’objet, oserai-je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu’il leur est donné ici-bas, en avoit conservé l’image ! On y sentoit briller les traits d’une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d’un disciple lumineux, qui étoit né pour le commandement. Là, s’éclipsoient les scrupules qui le dominoient en public. Il vouloit savoir à qui il avoit et à qui il auroit affaire ; il mettoit au jeu le premier