Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/283

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de sa femme, il fut prouvé en pleine grand’chambre qu’elle lui avoit apporté vingt-huit millions. Il eut en outre le gouvernement d’Alsace, de Brisach, de Béfort, et le grand bailliage d’Haguenau qui seul étoit de trente mille livres de rente. Le roi le mit dans tous ses conseils, lui donna les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, et le distingua en tout. J’oublie le gouvernement de Vincennes.

Il étoit lieutenant général dès 1654, et avoit beau jeu à devenir maréchal de France et général d’armée. La piété, toujours si utile et si propre à faire valoir les bons talents, empoisonna tous ceux qu’il tenoit de la nature et de la fortune, par le travers de son esprit. Il fit courir le monde à sa femme avec le dernier scandale ; il devint ridicule au monde, insupportable au roi par les visions qu’il fut lui raconter avoir sur la vie qu’il menoit avec ses maîtresses [1]. Il se retira dans ses terres, où il devint la proie des moines et des béats, qui profitèrent de ses faiblesses et puisèrent dans ses millions. Il mutila les plus belles statues, barbouilla les plus rares tableaux, fit des loteries de son domestique, en sorte que le cuisinier devint son intendant et son frotteur secrétaire. Le sort marquoit selon lui la volonté de Dieu. Le feu prit au château de Mazarin où il était. Chacun accourut pour l’éteindre, lui à chasser ces coquins qui attentoient à s’opposer au bon plaisir de Dieu.

Sa joie étoit qu’on lui fît des procès, parce qu’en perdant il cessoit de posséder un bien qui ne lui appartenoit pas ; s’il gagnoit, il conservoit ce qui lui avoit été demandé, en sûreté de conscience. Il désoloit les officiers de ses terres par les détails où il entroit, et les absurdités qu’il leur vouloit faire faire. Il défendit dans toutes aux filles et femmes de traire les vaches, pour éloigner d’elles les mauvaises

  1. Le duc de Mazarin déclara un jour au roi que l’ange Gabriel l’avait averti qu’il lui arriverait malheur, s’il ne rompait vite avec Mlle de La Vailière. Mémoires de l’abbé de Choisy, coll. Petitot, t. LXIII, p. 207. Voy. les notes à la fin du volume.