Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/400

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évidemment composé pour persuader, sous l’air naïf d’un homme qui écarte les préjugés avec discernement, et qui ne cherche que la vérité, que la plupart des rois de la première race, plusieurs de la seconde, quelques-uns même de la troisième, ont constamment été bâtards, très-souvent adultérins et doublement adultérins, que ce défaut n’avoit pas exclus du trône, et n’y avoit jamais été considéré comme ayant rien qui en dût ni pût éloigner. Je dis ici crûment ce que la plus fine délicatesse couvre, mais en l’exprimant pourtant très-manifestement dans tout le tissu de l’ouvrage, avec une négligence qui détourne tant qu’elle peut les yeux du dessein principal, et ne laisse que l’agréable surprise de ces découvertes historiques dont la vérité, égarée dans les ténèbres de plusieurs siècles, est due aux persévérantes veilles d’un savant qui les consacre toutes à chercher, à puiser, à comparer, à remonter aux sources les plus cachées, et aux travaux duquel la postérité demeure redevable des lumières qui éclaircissent ce qui avoit été ignoré jusqu’alors. L’éblouissement fut d’abord extrême, et la vogue du livre telle, que tout y courut jusqu’aux femmes. Le même intérêt qui l’avoit fait composer étoit aussi de le répandre. On a vu sur la campagne de Lille, et on verra dans la suite, combien ceux que cet intérêt regardoit et conduisoit étoient prodigieux en ténébreuses intrigues et à disposer, en magiciens, de la fureur de la mode. Les louanges de ce livre transpirèrent de chez Mme de Maintenon ; le roi en parla, et demanda à quelques-uns de sa cour s’ils le lisoient ; les plus éveillés sentirent de bonne heure combien il étoit protégé : c’étoit bien sûrement l’unique livre historique dont le roi et Mme de Maintenon eussent jamais parlé. Aussi parut-il bientôt à Versailles sur toutes les tables des gens de la cour ; et hommes et femmes, on ne parla d’autre chose, avec des éloges merveilleux qui étoient quelquefois plaisants dans la bouche de personnes, ou fort ignorantes, ou qui, incapables de lecture, se donnoient pour faire et goûter celle-là.