Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/43

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pour marcher et ne marcher pas, qui en font le désespoir, le mépris et la ruine. En affaires, il saisit un projet, il le suit huit jours, quelquefois jusqu’à quinze ou vingt. Tout y cède, tout y est employé, toute autre chose languit dans l’abandon, il ne respire que pour ce projet. Un autre naît et se grossit dans sa tête, fait disparaître le premier, en prend la place avec la même ardeur, est éteint par un troisième, et toujours ainsi. C’est un homme de grippe, de fantaisie, d’impétuosité successive, qui n’a aucune suite dans l’esprit que pour les trames, les brigues, les piéges, les mines qu’il creuse et qu’il fait jouer sous les pieds. C’est où il a beaucoup de suite et où il épuise toute la sienne pour les affaires.

On verra en son temps les preuves de fait de ce qui se lit ici ; et on les verra les unes avec horreur, les autres avec toute la surprise que peuvent donner les propositions les plus étranges et les plus insensées. Enfin ce qui trouvera à peine croyance d’un homme d’autant d’esprit et employé de si bonne heure, on le verra incapable de faire un mémoire raisonné sur quoi que ce soit, et incapable d’écrire une lettre d’affaires [1]. À force de raisonner, de parler, de dicter, de reprendre, de corriger, de raturer, de changer, de refondre, tout s’évapore, il ne demeure rien ; les jours et les mois s’écoulent, la tête tourne aux secrétaires, il ne sort rien, mais rien, quoi que ce soit. De dépit, quand c’est chose qu’il faut pourtant qui existe et montrer, il se résout enfin de la faire faire par un inconnu qu’il a déniché et qu’il a mis sous clef dans un grenier, à qui souvent encore il fait faire et défaire dix fois, et avec la plus tranquille effronterie il produit cet

  1. Il ne serait pas inutile, pour contrôler ce passage des Mémoires de Saint-Simon, d’étudier les papiers du maréchal de Noailles, d’où l’abbé Millot a tiré les Mémoires de Noailles, qui font partie de toutes les collections de Mémoires relatifs à l’histoire de France. Cette étude prouverait, je crois, que le jugement de Saint-Simon est d’une sévérité excessive.