Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/44

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ouvrage comme sien. Un homme en apparence si ouvert, si aimable, si fait exprès pour jeter de la poudre aux yeux des plus réservés, pour montrer si naturellement tout ce qui peut engager de tous les côtés possibles, et pour en donner jusqu’en capacité de toutes les sortes les plus avantageuses impressions, qui en même temps ne pense que pour soi, ne fait aucun pas, quelque futile ou indifférent qu’il paroisse, qui n’ait rapport à son objet, qui pense toujours sombrement, profondément, à qui nul moyen ne coûte, qui avale la trahison et l’iniquité comme l’eau, qui sait imaginer, ourdir de loin, et suivre les plus infernales trames, est un de ces hommes que la miséricorde de Dieu a rendus si rares, qui, avec la noirceur des plus grands criminels, n’a pas même ce que, faute d’expression, on appelle la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimes, mais rassemble en soi pour les autres les plus grands dangers, et ne leur plaît que pour les perdre, comme les sirènes des poëtes. Pour sa valeur, au moins plus qu’obscurcie par l’étrange timidité de général, j’en abandonne le jugement à ceux qui l’ont vu en besogne. Il en a essuyé quelquefois de bons mots le long des lignes. Ses incertitudes continuelles, et ses occupations qui l’ont tenu si fort sous clef à l’armée et à la cour ne l’y ont pas fait aimer.

Mon caractère droit, franc, libre, naturel, et beaucoup trop simple, étoit fait exprès pour être pris dans ses piéges. Comme je l’ai dit, il tourna court à moi. Je n’en vis que la partie aimable ; j’y pris aisément les écorces estimables pour les choses mêmes, il n’étoit pas encore démasqué ; au moins j’ignorois le masque, et je n’étois pas encore instruit de la cause de son retour. J’imaginai bien que ce n’étoit pas, comme l’on dit, à mes beaux yeux que je devois les avances et les recherches empressées d’un homme avec qui je n’avois jamais vécu, et que les ailes de la faveur avoient si continuellement porté dans des routes brillantes tandis que je rampois. Je crus bien qu’il voyoit derrière moi M. le duc