Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 11.djvu/192

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extrêmes, et qui ne se nuisoient point l’une à l’autre ; et depuis que Dieu l’eut touché, ce qui arriva de très bonne heure, je crois pouvoir avancer qu’il ne perdit jamais sa présence, d’où on peut juger, éclairé comme il étoit, jusqu’à quel point il porta la piété. Doux, modeste, égal, poli avec distinction, assez prévenant, d’un accès facile et honnête jusqu’aux plus petites gens ; ne montrant point sa dévotion, sans la cacher aussi, et n’en incommodant personne, mais veillant toutefois ses domestiques, peut-être de trop près ; sincèrement humble, sans préjudice de ce qu’il devoit à ce qu’il étoit, et si détaché de tout, comme on l’a vu sur plusieurs occasions qui ont été racontées, que je ne crois pas que les plus saints moines l’aient été davantage. L’extrême dérangement des affaires de son père lui avoit néanmoins donné une grande attention aux siennes (ce qu’il croyoit un devoir), qui ne l’empêchoit pas d’être vraiment magnifique en tout, parce qu’il estimoit que cela étoit de son état.

Sa charité pour le prochain le resserroit dans des entraves qui le raccourcissoient par la contrainte de ses lèvres, de ses oreilles, de ses pensées, dont on a vu les inconvénients en plusieurs endroits. Le ministère, la politique, la crainte trop grande du roi, augmentèrent encore cette attention continuelle sur lui-même, d’où naissoit un contraint, un concentré, dirai-je même un pincé, qui éloignoit de lui, et un goût de particulier très resserré, et de solitude qui convenoit peu à ses emplois, qui l’isoloit, qui, excepté ses fonctions, parmi lesquelles je range sa table ouverte le matin, lui faisoit un désert de la cour, et lui laissoit ignorer tout ce qui n’étoit pas les affaires où ses emplois l’engageoient nécessairement. On a vu où cela pensa le précipiter plus d’une fois, sans la moindre altération de la paix de son âme, ni la plus légère tentation de s’élargir là dessus ; son cœur droit, bon, tendre, peu étendu ; mais ce qu’il aimoit, il l’aimoit bien, pourvu qu’il pût aussi l’estimer.