Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

craindre et à la respecter plus que leur roi, lui répondirent ce qu’ils purent du fond de cet abîme d’étonnement dont ils n’étoient pas encore revenus. Bientôt il fallut atteler et partir. Bientôt aussi la princesse des Ursins trouva que le secours qu’elle espéroit du roi d’Espagne tardoit bien à lui arriver. Ni repos, ni vivres, ni de quoi se déshabiller jusqu’à Saint-Jean de Luz. À mesure qu’elle s’éloignoit, que le temps couloit, qu’il ne lui venoit point de nouvelle, elle comprit qu’elle n’avoit plus d’espérances à former. On peut juger quelle rage succéda dans une femme aussi ambitieuse, aussi accoutumée à régner publiquement, aussi rapidement et indignement précipitée du faîte de la toute puissance par la main qu’elle avoit elle-même choisie pour être le plus solide appui de la continuation et de la durée de toute sa grandeur. La reine n’avoit point répondu aux deux dernières lettres que Mme des Ursins lui avoit écrites ; cette négligence affectée lui avoit dû être de mauvais augure, mais qui auroit pu imaginer un traitement aussi étrange et aussi inouï ?

Ses neveux, Lanti et Chalois, qui eurent permission de l’aller joindre, achevèrent de l’accabler. Elle fut fidèle à elle-même. Il ne lui échappa ni larmes, ni regrets, ni reproches, ni la plus légère faiblesse ; pas une plainte, même du froid excessif, du dénûment entier de toutes sortes de besoins, des fatigues extrêmes d’un pareil voyage. Les deux officiers qui la gardoient à vue n’en sortoient point d’admiration. Enfin elle trouva la fin de ses maux corporels et de sa garde à vue à Saint-Jean de Luz, où elle arriva le 14 janvier, et où elle trouva enfin un lit, et d’emprunt de quoi se déshabiller, et se coucher, et manger. Là elle recouvra sa liberté. Les gardes, leurs officiers et le carrosse qui l’avoit amenée s’en retournèrent ; elle demeura avec sa femme de chambre et ses neveux. Elle eut loisir de penser à ce qu’elle pouvoit attendre de Versailles. Malgré la folie de sa souveraineté si longuement poussée, et sa hardiesse d’avoir fait le mariage du roi d’Espagne sans la participation