Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/119

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cheveux châtains bien plantés. Sans être bossue ni contrefaite, elle avoit un côté plus gros que l’autre, une marche de côté, et cette contrainte de taille en annonçoit une autre qui étoit plus incommode dans la société, et qui la gênoit elle-même. Elle n’avoit pas moins d’esprit que M. le duc d’Orléans, et de plus que lui une grande suite dans l’esprit ; avec cela une éloquence naturelle, une justesse d’expression, une singularité dans le choix des termes qui couloit de source et qui surprenoit toujours, avec ce tour particulier à Mme de Montespan et à ses soeurs, et qui n’a passé qu’aux personnes de sa familiarité ou qu’elle avoit élevées ; Mme la duchesse d’Orléans disoit tout ce qu’elle vouloit et comme elle le vouloit, avec force délicatesse et agrément ; elle disoit même jusqu’à ce qu’elle ne disoit pas, et faisoit tout entendre selon la mesure et la précision qu’elle y vouloit mettre ; mais elle avoit un parler gras si lent, si embarrassé, si difficile aux oreilles qui n’y étoient pas fort accoutumées, que ce défaut, qu’elle ne paraissoit pourtant pas trouver tel, déparoit extrêmement ce qu’elle disoit.

La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étoient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe dans son trône. On sera étonné de ce que je vais dire, et toutefois rien n’est plus exactement véritable : c’est qu’au fond de son âme elle croyoit avoir fort honoré M. le duc d’Orléans en l’épousant. Il lui en échappoit des traits fort souvent qui s’énonçoient dans leur imperceptible. Elle avoit trop d’esprit pour ne pas sentir que cela n’eût pu se supporter, trop d’orgueil aussi pour l’étouffer ; impitoyable avec cela jusqu’avec ses frères sur le rang qu’elle avoit épousé, et petite-fille de France jusque sur sa chaise percée. M. le duc d’Orléans, qui en riait souvent, l’appeloit Mme Lucifer en parlant à elle, et elle convenoit que ce nom ne lui déplaisoit pas. Elle ne sentoit pas moins tous les avantages et toutes les distinctions que son mariage avoit valus à M. le duc d’Orléans à la mort de Monsieur ; et ses déplaisirs de la conduite de M.