Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/159

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qui l’entraîne à propos malgré lui dans votre opinion, ou une persuasion intime tout aussi fausse, mais tout aussi parée, quand il lui convient de vous résister, ou de tâcher, comme malgré lui, de vous entraîner où il est entraîné lui-même. Toujours à la mode, dévot, débauché, mesuré, impie tour à tour selon qu’il convient ; mais ce qui ne varie point, simple, détaché, ne se souciant que de faire le bien, amoureux de l’État, et citoyen comme on étoit à Sparte. Le front serein, l’air tranquille, la conversation aisée et gaie, lorsqu’il est le plus agité et le plus occupé ; aimable, complaisant, entrant avec vous quand il médite de vous accabler des inventions les plus infernales, et quelque long délai qui arrive entre l’arrangement de ses machines et leur effet, il ne lui coûte pas la plus légère contrainte de vivre avec vous en liaison, en commerce continuel d’affaires et de choses de concert, enfin en apparences les plus entières de l’amitié la plus vraie et de la confiance la plus sûre ; infiniment d’esprit et toutes sortes de ressources dans l’esprit, mais toutes pour le mal, pour ses désirs, pour les plus profondes horreurs, et les noirceurs les plus longuement excogitées, et pourpensées de toutes ses réflexions pour leur succès. Voilà le démon, voici l’homme.

Il est surprenant qu’avec tant d’esprit, de grâces, de talents, tant de désir d’en faire le plus énorme usage, tant d’application à y parvenir, et tant de moyens par sa position particulière, de charges, d’emplois, de famille, d’alliances et de fortune, il n’eût pas su faire un ami, non pas même parmi ses plus proches Il n’y ménagea jamais que sa sœur, la duchesse de Guiche, par le goût déterminé de Mme de Maintenon pour elle, et le duc de Guiche, à cause de sa charge pour avoir crédit sur lui, qui, de son côté, étoit en respect devant l’esprit du duc de Noailles. Il n’est pas moins étonnant encore que cet homme si enfermé, et en apparence si appliqué, qui se piquoit de tout savoir, de se connoître en livres, et d’amasser une nombreuse bibliothèque, qui carrossoit