Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/164

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difficile à apprivoiser ; avare aussi, mais sans se refuser ce qu’il y avoit de meilleur goût dans ce qu’il se permettoit, toujours sur les échasses pour la morale, l’honneur, la plus rigide probité, le débit des sentences et des maximes ; toujours le maître de la conversation, et souvent des compagnies qu’il voyoit choisies, relevées, et les meilleures ; comptant faire honneur partout. Il parloit beaucoup, et beaucoup trop, mais si agréablement qu’on le lui passoit. Il savoit toutes les histoires de la cour où il n’alloit plus, et de la ville, les anciennes, les modernes, les courantes de toutes les sortes. Il contoit à ravir, et il étoit le premier homme du monde pour saisir le ridicule et pour le rendre comme sans y toucher. Méchant et, comme on le verra, un des plus malhonnêtes hommes du monde. Il discutoit volontiers les nouvelles, volontiers tournoit tout en mauvaise part, n’approuvoit guère, blâmoit cruellement et grand frondeur. Il avoit eu assez longtemps le régiment de Rouergue, avoit servi assez négligemment, fait sa cour de même, et comme plus du tout depuis longtemps qu’il avoit quitté le service. Il haïssait le roi, Mme de Maintenon, les ministres en perfection, et ravissant en liberté sur tous ces chapitres, dont autrefois j’étois souvent témoin chez un ami commun dont il étoit intime et moi aussi. Ils rompirent au commencement de 1710 une amitié de toute leur vie, à ne s’être jamais revus depuis, sans que jamais personne en ait pénétré la cause, ni la manière d’une rupture si brusque et si nette. Je voyois déjà beaucoup moins Canillac dès lors chez notre ami par le peu que j’allois à Paris, et je le perdis tout à fait de vue depuis cette brouillerie, parce que je ne le voyois que chez cet ami, avec lequel je suis toujours demeuré en la même intimité jusqu’à aujourd’hui. Cela n’empêcha pas, que rencontrant bien rarement Canillac depuis, lui et moi ne nous fissions non seulement politesse, mais même conversation particulière qui me divertissoit. Son ambition étoit si peu éteinte par sa retraite de la guerre et de la cour, qu’il