Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/166

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Le duc de Noailles étoit trop attentif et trop instruit pour ignorer cette position de Canillac, et pour être tranquille sur l’aversion qu’il lui portoit. Les brocards les plus cruels et les mieux assenés couloient sur lui comme sur toile cirée, pour peu qu’il crût avoir intérêt à les secouer. Canillac ne les lui avoit pas épargnés, il s’en piquoit même, et s’en faisoit un jeu et un divertissement aux compagnies qu’il fréquentoit. Cette habitude lui duroit encore alors, et ne fut pas capable de rebuter Noailles de captiver Canillac et d’en faire sa conquête. Il n’ignoroit pas son foible ; les bassesses et les prostitutions ne lui coûtoient rien ; il espéra tout de cette voie et ne s’y trompa point. Mais l’affaire étoit d’approcher Canillac, et de le réduire à se laisser apprivoiser. Maisons fut celui à qui il s’adressa par Contade, qui lui fit goûter l’avantage d’être leur lien et leur modérateur. Maisons ne travailla pas en vain. Il lui fit comprendre de quelle force seroit leur triumvirat bien uni sur un prince foible et timide ; car Canillac, qui le connoissoit bien, l’avoit bien détaillé à Maisons. Il fallut quelque temps et quelques cérémonies pour accorder l’orgueil de Canillac avec un changement trop subit ; mais sa déférence pour Maisons abrégea tout. Il le regardoit comme l’oracle du parlement, qui le deviendroit de la cour, où il se conduiroit d’autant mieux qu’il ne se gouverneroit que par ses conseils, et il se considéroit ainsi comme l’âme et le moteur du triumvirat qui s’alloit former.

Maisons, qui le regardoit comme une linotte qui parloit bien et beaucoup, et qui ne faisoit nul cas de son jugement, ainsi qu’il s’en est maintes fois expliqué avec moi, comptoit de son côté le jouer sous jambe, et gouverner le duc de Noailles qu’il n’estimoit guère davantage et dont il connoissoit fort bien, je ne dis pas la scélératesse, mais les défauts ; et celui-ci, rempli de ses talents et perché sur ses établissements et ses alliances, content de m’avoir gagné, ne doutoit pas de mener deux hommes qui ne connoissoient pas la