Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/176

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pour manier ses affaires en tout genre, des gens de rien, qu’au moindre mécontentement on réduisoit au néant en leur ôtant leur emploi avec la même facilité qu’on les en avoit tirés en le leur donnant ; au lieu que des seigneurs déjà grands par leur naissance, leurs alliances, souvent par leurs établissements, acquéroient une puissance redoutable par le ministère et les emplois qui y avoient rapport, et devenoient dangereux à cesser de s’en servir, par les mêmes raisons. De là l’élévation de la plume et de la robe, et l’anéantissement de la noblesse par les degrés qu’on pourra voir ailleurs, jusqu’au prodige qu’on voit et qu’on sent aujourd’hui, et que ces gens de plume et de robe ont bien su soutenir, et chaque jour aggraver leur joug, en sorte que les choses sont arrivées au point que le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu’en mille façons différentes il dépend du plus vil roturier. C’est ainsi que les choses passent d’un comble d’extrémité à un autre tout opposé..

Je gémissois depuis que j’avois pu penser à cet abîme de néant par état de toute noblesse. Je me souviens que, dès avant que d’être parvenu à la confiance des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, mais déjà fort libre avec eux, je ne m’y contraignis pas un jour sur cette plainte. Ils me laissèrent dire quelque temps. À la fin le rouge prit au duc de Beauvilliers, qui d’un ton sévère me demanda : « Mais que voudriez-vous donc pour être content ? — Je vais, monsieur, vous le dire, lui répondis-je vivement : je voudrois être né de bonne et ancienne maison, je voudrois aussi avoir quelques belles terres et en beaux droits, sans me soucier d’être fort riche. J’aurois l’ambition d’être élevé à la première dignité de mon pays, et je souhaiterois aussi un gouvernement de place, jouir de cela, et je serois content. » Les deux ducs m’entendirent, se regardèrent, sourirent, ne répondirent rien, et un moment après changèrent de propos. Eux-mêmes, comme je le vis dans les suites, pensoient