Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/26

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censé ignorer les unes et les autres, c’étoit au roi que ce général écrivoit au lieu du secrétaire d’État, et le roi, au lieu du secrétaire d’État, qui lui faisoit réponse, ou qui directement lui envoyoit ses ordres. Cela faisoit donc un commerce continuel entre le roi et le cardinal de Bouillon, à qui, pour abréger des écritures, le roi disoit mille choses et mille détails de bouche pour les mander de sa part à son oncle, cela qui initioit d’autant plus le cardinal de Bouillon dans les affaires que M. de Turenne se mêloit aussi assez souvent de projets, de négociations et de commerces secrets, du su du roi, qui, pendant qu’il étoit sur la frontière ou à l’armée, passoient tous par le cardinal de Bouillon. La présence de M. de Turenne à la cour l’y rehaussoit encore, et sa mort même fut une occasion d’entrer de plus en plus avec le roi, d’en être mieux traité, par la commune douleur, et [d’obtenir] un surcroît de grandeur par la majesté de ses obsèques, où néanmoins le roi défendit tout titre ou toute qualité de prince. Le duc de Bouillon et le comte d’Auvergne, ses frères, étoient : l’un, grand chambellan et gouverneur d’Auvergne ; l’autre avoit succédé à M. de Turenne au gouvernement de Limousin, et à la charge de colonel général de la cavalerie. Ses deux sœurs avoient épousé : l’une, le duc d’Elbœuf ; l’autre, un frère de l’électeur de Bavière, oncle de Mme la Dauphine. Mme de Bouillon, avec des sœurs et des cousines germaines si prodigieusement établies, vivoit en reine de Paris ; et la comtesse d’Auvergne avoit presque des États en Hollande.

Le cardinal de Bouillon vivoit dans la plus brillante et la plus magnifique splendeur. La considération, les distinctions, la faveur la plus marquée éclatoient en tout ; il se permettoit toutes choses, et le roi souffroit tout d’un cardinal. Nul homme si heureux pour ce monde, s’il avoit bien voulu se contenter d’un bonheur aussi accompli ; mais il l’étoit trop pour pouvoir monter plus haut, et le cardinal de Bouillon, accoutumé par le rang accordé à sa maison aux usurpations et