Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/415

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

la jonction du duc de Savoie avec eux comme une chose capitale, surent en profiter. Ce prince se ligua donc avec eux par force et de dépit, et devint par sa situation l’ennemi de la France le plus coûteux et le plus redoutable, et c’est ce que Louvois vouloit, et qu’il sut opérer.

Tel fut l’aveuglement du roi, telle fut l’adresse, la hardiesse, la formidable autorité d’un ministre le plus éminent pour les projets et pour les exécutions, mais le plus funeste pour diriger en premier [1] ; qui, sans être premier ministre abattit tous les autres, sut mener le roi où et comme il voulut, et devint en effet le maître. Il eut la joie de survivre à Colbert et à Seignelay, ses ennemis et longtemps ses rivaux. Elle fut de courte durée.

L’épisode de la disgrâce et de la fin d’un si célèbre ministre est trop curieuse pour devoir être oubliée, et ne peut être mieux placée qu’ici. Quoique je ne fisse que poindre lorsqu’elle arriva, et poindre encore dans le domestique, j’en ai été si bien informé depuis que je ne craindrai pas de raconter ici ce que j’en ai appris des sources, et dans la plus exacte vérité, parce qu’elles n’y étoient en rien intéressées.

La fenêtre de Trianon a montré un échantillon de l’humeur de Louvois ; à cette humeur qu’il ne pouvoit contraindre se joignoit un ardent désir de la grandeur et de la

  1. L’historien Vittorio Siri a dit dans le même sens que « Louvois était le plus grand et le plus brutal des hommes.  » Voici le texte : dans le portrait de Louvois, que contiennent les notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau (t. Ier, p 361 et suiv., édit. Didot), on lit : « M. de Louvois n’était bon qu’à être premier ministre en plein, et il est fort douteux que son esprit tout tourné aux détails et aux entreprises, eût eu ce vaste général et cette combinaison immense qui est si nécessaire à un premier ministre pour tout embrasser. » Il y a une contradiction évidente entre les deux parties de cette phrase. Il faudrait lire très probablement : M. de Louvois n’était pas bon à être premier ministre en plein. C’est la vraie pensée de Saint-Simon, comme le prouvent ses Mémoires et la suite même de la phrase dans la note sur Dangeau. Saint-Simon dit un peu plus bas dans le passage cite (Journal de Dangeau, t. Ier, p. 362) : « A quoi il aurait été le plus excellent, c’eût été d’être sous un premier ministre, ou sous un roi capable de s’en bien servir. »