Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 12.djvu/479

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pourtant le déterminer à vendre. Ce président-là étoit tombé dans une telle crapule et obscurité qu’il ne vivoit que parmi des blanchisseuses et joueurs de boule. M. Chauvelin gagna ces puissances et eut la charge à bon marché. Tirons le rideau, faute de le savoir, sur le moyen dont se servent ces messieurs du parlement pour se rendre si utiles à la cour ; celui qui s’y rend le plus agréable ne peut éviter de vendre sa compagnie, de l’espionner, etc. Il est sûr que notre héros tira grand parti de sa charge pour avoir bien du crédit à la cour. Il fit les affaires des grands seigneurs ; il s’adonna à MM. de Beringhen [1], dont il étoit un peu parent. [A la mort] de M. le duc d’Aumont, son parent par le même endroit, qui est par les Louvois, il fut tuteur du petit duc d’Aumont. Il rangea à merveille ses affaires délabrées ; il est habile économe. Par les Beringhen, il eut le maréchal d’Huxelles, qui aimoit les beaux garçons [2].

« Il vouloit parvenir sous le régent. Ce prince disoit que tout lui parloit Chauvelin ; les pierres mêmes lui répétoient ce nom ennuyeux pour lui. Il apportoit tous ces grands seigneurs et leurs créatures pour lui en dire du bien et le demander pour ministre. Il lui falloit encore plus de bien qu’il n’en avoit : il agiota ; son garçon agioteur fut des Bonnelles [3], maître des requêtes, et depuis à la Bastille ; et il a renié ce pauvre fripon dès qu’il a pu le servir. Il a paru dans ses places crasseux et honorable, plaçant assez bien sa dépense pour être comme tout le monde, et faisant passer pour modération ce que la lésine lui fait se refuser. Il affecte un air de bon et ancien magistrat de race, surtout en ne découchant jamais d’avec sa femme ; il trouve que cela sied bien. Il se vante sans doute beaucoup à ses maîtres de n’avoir pas de maîtresse, quoique toujours beaucoup plus vigoureux qu’un autre ; car personne n’est plus adroit que lui à tout exercice, à faire des armes, à la chasse, à monter à cheval, à jouer à l’hombre, à chanter, à plaire aux dames et à les servir. C’est un Candale [4] et un Soyecourt [5] ; et, à son dire, tant de talents il les enfouit pour ne servir que l’État et reconnoître les bienfaits de son maître, M. le cardinal de Fleury.

  1. Saint-Simon parle très souvent de cette famille. À cette époque, Jacques-Louis de Beringhen était premier écuyer de Louis XV et avait plusieurs frères, dont l’un était chevalier de Malte.
  2. Voy. ci-dessus, t. IV, p. 92, 93.
  3. On trouve en 1720 un maître des requêtes, nommé André Bonnel, qui est probablement le même que celui dont il s’agit ici.
  4. Le duc de Candale, fils du duc d’Épernon, avait été un des seigneurs les plus célèbres par son élégance et ses succès auprès des femmes.
  5. Le marquis de Soyecourt était renommé par un genre de mérite que nous font connaître les chansons du recueil de Maurepas. Il suffira d’y renvoyer les amateurs de couplets cyniques.